Compliqués en affaires, les Français? Beaucoup d'entrepreneurs québécois ont su tirer leur épingle du jeu dans l'Hexagone - à condition de s'adapter. « C'est un beau défi », dit Laurent Lemaire, premier vice-présidentdu conseil d'administration de Cascades, qui a dû menacer d'enlever les portes de sa première usine en France. Dix conseils - et plusieurs anecdotes - pour comprendre comment faire des affaires à la française.

10 conseils pour faire des affaires en France

Non, la France n'est pas le Québec quand vient le temps de brasser des affaires. Dix conseils pour les entrepreneurs québécois qui aspirent à faire des affaires dans l'Hexagone.

  1. Une langue, deux pays

    « Nous parlons la même langue, mais pas le même langage », dit Lucia Baldino, Québécoise et directrice principale du bureau de représentation de Desjardins en Europe, à Paris. D'autant plus que le droit québécois s'inspire à la fois de la common law britannique et du droit civil français. « En France, une marge de crédit n'existe pas, c'est plutôt une marge au découvert », dit Jean-Luc Alimondo, président fondateur du Cercle des dirigeants d'entreprises franco-québécoises et cadre de la Banque Nationale à la retraite. Autre exemple: les chèques. « En France, je peux encaisser un chèque tout de suite même s'il est postdaté, dit M. Alimondo. Au Québec, c'est la date qui fait foi du chèque; en France, c'est la signature. » Un terme à proscrire dans l'Hexagonehypothèque. « Il faut dire crédit hypothécaire, sinon le banquier français va sursauter, car "hypothèque" est un terme très péjoratif », dit Mme Baldino.

  2. De longs préliminaires... mais des mariages plus solides

    On ne conclut pas de contrat à la hâte, en France. « Il faut beaucoup de déjeuners d'affaires, dit Marc Boutet, PDG du libraire électronique De Marque, qui fait environ 25 % de son chiffre d'affaires en France. Les Français ne fonctionnent pas comme les Nord-Américains. Ce n'est pas une critique, c'est un constat. Un Français voudra gagner en confiance, avoir des échanges intellectuels et amicaux avant de s'associer, tandis qu'un Nord-Américain aura un côté plus analytique. Il fera un appel d'offres, regardera les offres et décidera. Le processus est plus long en France, mais, en revanche, la relation qui s'ensuit est plus solide. »

  3. Embaucher, comme se marier

    C'est probablement la différence entre le Québec et la France qui a les effets les plus importants. « En France, quand vous entrez dans une entreprise, votre seul souci est d'y rester le plus longtemps possible », résume Jean-Luc Alimondo, franco-algérien qui a fait la majeure partie de sa carrière de banquier en France, notamment pour la Banque Nationale. « Le droit social est plus exigeant, ça coûte un bras pour se défaire d'un employé », dit Lucia Baldino, qui a travaillé pour la diplomatie canadienne et Investissement Québec en Europe avant d'être responsable du bureau de Desjardins à Paris (la coopérative québécoise n'est pas autorisée à faire des transactions bancaires, mais elle peut conseiller des clients).

  4. Recrutement difficile

    Les employés français changent beaucoup moins souvent d'employeur que les Québécois au cours de leur vie professionnelle. Lucia Baldino a réalisé encore récemment à quel point il est compliqué d'embaucher, en France: « Avec le taux de chômage élevé et les gens qui se plaignent de leur emploi, on pensait avoir beaucoup de CV, mais non. Il y a des gens malheureux qui ne quittent pas leur poste à cause des avantages. Et lorsqu'on a commencé à négocier, certains candidats se sont désistés. "J'ai trop peur de faire le saut", m'ont-ils dit. »

  5. Le temps qui passe, qui passe

    La qualité numéro 1 que doit avoir le dirigeant d'entreprise qui veut s'implanter en France: la patience. Selon Lucia Baldino, il faudra généralement deux fois plus de temps que prévu pour y arriver: « Les Français sont estomaqués de la vitesse à laquelle ils sont capables d'être opérationnels au Québec. » « On m'avait dit que ça prendrait deux fois plus de temps, mais je dirais presque quatre fois plus », dit Marc Boutet, PDG de De Marque.

  6. Monsieur le patron

    Jean-Luc Alimondo a vécu la même histoire à répétition: un client québécois qui, quelques mois après son arrivée dans l'Hexagone, lui confie qu'il n'arrive pas à établir son autorité comme patron. « Ma question était toujours la même: est-ce que vous tutoyez les employés? Et ils répondaient toujours oui. En France, le tutoiement est réservé à la famille, aux amis et aux proches », dit-il. « En France, c'est comme se rabaisser que d'avoir de la familiarité avec ses employés, de se promener dans les locaux, de les saluer, dit Lucia Baldino. Ce n'est pas que les patrons n'ont pas de considération pour leurs employés, mais ils ont des relations beaucoup plus formelles avec eux. »

  7. Des complications, vous dites?

    « Au Québec, un dirigeant passe 15 % de son temps à régler des problèmes administratifs, dit Jean-Luc Alimondo. En France, c'est 60 %. Et ce n'est pas en arrivant en France que vous allez changer ça. » Lucia Baldino fait toutefois valoir que les tracasseries administratives, bien que toujours présentes, ont diminué dans les dernières années. « Il y a une volonté des gouvernements français de simplifier les choses, dit-elle. On n'en est pas au niveau québécois ou canadien, mais avoir accès à des visas et à du financement est plus facile qu'avant. »

  8. Prière de ne pas prendre le téléphone

    « Passez-moi le PDG! » Au Québec, les conversations de PDG à PDG sont monnaie courante, même si on ne connaît pas préalablement son interlocuteur. En France, il faudra s'armer de patience - et prendre le temps de mettre sa requête par écrit. « En France, accéder aux dirigeants d'entreprise est un défi en soi, dit Lucia Baldino. On peut accéder éventuellement au PDG, mais l'écrit est très important, il faudra envoyer une lettre, c'est très protocolaire. La lettre reste incontournable pour obtenir un contact. »

  9. Nouer des contacts politiques

    « Il faut aller prendre un verre avec le maire, rencontrer le député et le président du conseil régional, être poli, dire: "Bonjour, je viens de sauver 200 emplois." En France, la politique se mêle davantage aux affaires qu'au Québec », dit Jean-Luc Alimondo.

  10. L'objectif des affaires

    « Les gens d'affaires québécois veulent savoir combien d'argent ils vont faire, quel sera leur rendement, dit Jean-Luc Alimondo. Si ça ne fonctionne pas comme prévu, ils ne veulent pas entendre: "C'est la crise, c'est les employés, c'est la conjoncture." En France, ce n'est pas tout à fait comme ça. Une entreprise fait des profits, oui, mais elle étend ses activités, investit des marchés. » L'ex-banquier a toutefois remarqué que la jeune génération de gens d'affaires français adopte davantage la mentalité nord-américaine à cet égard.

La bière du vendredi

Comme toutes les « technos » qui se respectent, l'entreprise québécoise De Marque convie ses employés à finir la semaine autour d'une bière le vendredi après-midi. Quand son PDG, Marc Boutet, a ouvert son bureau parisien, en 2006, il a importé ce rituel dès les premiers mois. « Ce n'était pas trippant », se rappelle-t-il. Puis un cadre français de l'entreprise s'est ouvert à lui: « Tu sais que c'est illégal? »

En effet, il est interdit de boire de l'alcool sur les lieux du travail, en France. Mais ce n'est pas vraiment la raison pour laquelle les employés ne semblaient pas apprécier leur nouveau rendez-vous hebdomadaire. « L'objectif de ce genre d'initiative n'est pas la bière, c'est de favoriser la communication informelle entre les gens de l'entreprise, et les Français ne sont pas habitués à ça », dit Marc Boutet.

Cette distance entre le patron et les employés, le PDG de De Marque, qui offre une plateforme de distribution de contenu culturel numérique, principalement aux maisons d'édition, l'a particulièrement sentie: « Les employés français se sentaient moins impliqués que les Québécois dans le projet entrepreneurial. »

Marc Boutet a adoré ses cinq ans à Paris. Mais il a dû s'adapter au monde des affaires français. Sans prendre l'accent, il a progressivement soigné son vocabulaire et éliminé les expressions « québéco-québécoises » au bureau. « Après cinq ans, on modifie légèrement notre accent, mais c'est surtout aux termes qu'il faut faire attention. On veut être pris au sérieux, avoir de la reconnaissance professionnelle. Au début, on est le sympathique cousin québécois, mais si jamais on marche sur l'orteil de quelqu'un pour faire des affaires, on n'est plus sympathique du tout... »

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Les portes des frères Lemaire

Quand Cascades a acheté sa première usine en France, en 1985, les frères Lemaire ont eu « un choc ». Au point où ils ont failli faire enlever les portes des bureaux de leur usine, située près de Grenoble.

« Les gens travaillaient tout le temps la porte fermée, raconte Laurent Lemaire, vice-président du conseil d'administration de Cascades et longtemps responsable des activités européennes de l'entreprise. Parfois, leur bureau n'avait même pas de fenêtre, donc on ne voyait pas ce qui se passait. Mon frère Bernard a dit: "Je veux des portes ouvertes. Si elles sont encore fermées à ma prochaine visite, je les fais enlever." »

Les frères Lemaire n'ont jamais eu à mettre leur menace à exécution. Mais ils ont dû s'adapter au climat de travail en France, où les patrons se mêlent peu aux employés - ce qui explique cette habitude de fermer la porte de son bureau. À la suite de la directive, « il y a eu une bonne vague de placotage, dit Laurent Lemaire, mais les gens ont compris qu'on y tenait beaucoup, que ç'était notre façon de nous ouvrir à eux ».

Ce ne fut pas leur seule surprise, à leur arrivée dans cette usine en difficulté qu'ils ont achetée pour la modeste somme de... 1 franc français. « On pensait payer aussi les stocks et les comptes clients, mais les avocats nous ont dit: "Non, ça va, l'État s'en occupe." On aurait payé, mais on nous a dit que l'État aurait eu des charges de toute façon si l'usine avait fermé. Ils préféraient qu'on ait un fonds de roulement en reprenant l'usine. »

Parmi les autres surprises: une résidence de fonction et un chauffeur privé pour le patron. « Le patron, en France, c'est le Roi-Soleil, dit Laurent Lemaire. On n'était pas habitués à ça. Ça n'a pas été long qu'on a conduit nous-mêmes, dès qu'on s'est familiarisés avec les routes de la région, en fait. Il fallait réduire les coûts. »

Au fil des ans, Cascades a acquis une quinzaine d'usines en France. « C'est un beau défi pour un Québécois de prouver que sa façon de gérer fonctionne à l'extérieur, dit Laurent Lemaire. Le Canada et les États-Unis se ressemblent un peu, mais l'Europe est un choc culturel. Les Européens sont plus cultivés, mais côté productivité et efficacité, il faut s'attendre à des ajustements. » Comme à l'horaire des cadres français à Paris. « Les gens n'étaient pas aussi travaillants que les cadres au Québec. Ils n'entraient pas avant 9 h le matin, ils prenaient 2 h pour dîner, les soupers n'en finissaient plus. Les Québécois sont des gens du Nord, travaillants et efficaces. »

Les frères Lemaire ont parfois été capables d'imposer leur style de gestion plus convivial - comme pour l'épisode des portes de bureau. Parfois, ils se sont inclinés - comme lorsqu'ils ont tenté progressivement de garder l'usine ouverte en août, un mois de l'année où la plupart des employés prennent une partie de leurs cinq semaines de vacances. « Les droits acquis sont très ancrés dans le temps. Si on s'y attaque, c'est peine perdue », dit Laurent Lemaire.

Après la France, Cascades a acheté des usines dans d'autres pays européens comme la Suède, l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne et l'Angleterre. « Il y a des avantages en France parce qu'on parle tous français, dit-il. Quand je vais en Suède, les employés parlent tous suédois. Il y a quelques cadres qui parlent anglais et c'est tout. C'est un choc culturel. » Un autre.

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