Jamais un match de cricket entre collègues de travail n'aura fait couler autant d'encre.

À l'aube de son premier anniversaire comme gouverneur de la Banque d'Angleterre, le Canadien Mark Carney a pris une décision anodine pour un homme ayant une aussi grande influence sur l'économie britannique: laisser les employés choisir le programme sportif de leur fête estivale. Résultat: le traditionnel match de cricket de la Banque d'Angleterre, auquel participait toujours son prédécesseur Mervyn King, n'a pas eu lieu cette année.

Tous les journaux britanniques se sont emparés de l'affaire: le cricket est un sport national en Angleterre, la Banque d'Angleterre, l'une des institutions les plus importantes du pays et Mark Carney, son premier dirigeant d'origine étrangère en 320 ans d'histoire. Quand il a quitté son poste de gouverneur de la Banque du Canada pour relever ce défi unique à Londres en juillet 2013, ce Canadien formé à Harvard et Oxford a promis de changer les façons de faire à la Banque d'Angleterre.

«Mervyn King était un grand fan de cricket, il était obsédé par ce sport. C'est un geste symbolique, dans le sens où Mark Carney amènera de nouvelles façons de faire à la Banque», a dit Richard Woolhouse, économiste en chef de l'Association des banquiers britanniques, en entrevue à La Presse.

La Banque d'Angleterre a minimisé l'affaire, précisant que le gouverneur Carney «n'a pas interdit le cricket» mais «voulait que les activités soient choisies par les employés de la Banque», qui ont opté pour le soccer, le tir à la corde et le jeu de «rounders», un ancêtre du baseball populaire en Angleterre.

Des prévisions vite dépassées

Même avant l'épisode du cricket, sa première année à la tête de la Banque d'Angleterre avait été mouvementée. Et pourtant, il n'a pas touché au taux directeur, maintenu à 0,5% en Grande-Bretagne depuis mars 2009.

Arrivé en poste en juillet 2013, celui qui a été désigné comme la «vedette rock» de la politique monétaire internationale a vite voulu imposer sa clarté et sa vision à long terme, deux qualités qui ont fait son succès à la Banque du Canada. Il a ainsi tout de suite annoncé ses couleurs: il ne hausserait pas les taux d'intérêt avant que le taux de chômage soit inférieur à 7%, soit probablement 2 ans plus tard, en 2015.

Or, l'économie britannique a pris du mieux plus vite que prévu, si bien que Mark Carney a dû abandonner ces premières directives basées sur un taux de chômage de 7%. Ce taux est passé sous les 7% l'hiver dernier; il était de 6,5% en mai (son plus bas niveau en 5 ans), et le taux directeur de la Banque d'Angleterre n'a toujours pas bougé d'un iota.

«Le taux de chômage s'améliorait, mais pas les conditions générales d'emploi. Mark Carney a été assez sensé et humble pour reculer quand il a réalisé que sa prévision initiale était problématique», dit Silvana Tenreyno, professeure d'économie à la London School of Economics.

Aussi crédible soit-il sur la scène internationale - il dirige aussi le Conseil de la stabilité financière des pays du G20 -, Mark Carney a peu à voir avec l'amélioration soudaine de l'économie dès son arrivée en sol britannique, selon des économistes. «Normalement, des décisions en politique monétaire prennent de 12 à 18 mois avant de produire pleinement leurs effets. C'est donc difficile de conclure que c'est grâce à lui», dit Richard Woolhouse.

«Il est arrivé juste au moment où la croissance économique s'est mise à être beaucoup plus rapide que prévu. Il a hérité d'une économie qui croissait rapidement avec une inflation relativement basse, mais pas trop basse non plus pour qu'on craigne une déflation», explique Charles Goodhart, professeur d'économie à la London School of Economics et membre du comité sur la politique monétaire de la Banque d'Angleterre de 1997 à 2000.

«Un amoureux pas fiable»

Si les économistes s'entendent pour qualifier sa première année de succès, certains politiciens dans l'opposition sont plus sévères.

Lors de trois discours au cours des deux derniers mois, le gouverneur de la Banque d'Angleterre a donné des indices quelque peu contradictoires à savoir si le taux directeur commencera à augmenter cette année ou en 2015.

«Il a fait un peu de «flip flop», dit Richard Woolhouse. Dans son rapport sur l'inflation en mai, il a dit que le taux directeur n'augmentera pas à court terme. Dans un discours à la Mansion House, en juin, il a dit que le taux pourrait augmenter plus rapidement que prévu, peut-être même d'ici la fin de l'année. Et à un comité parlementaire quelques semaines plus tard, il est revenu à sa position initiale.»

Le député travailliste Pat McFadden n'a pas apprécié. «La Banque se comporte un peu comme un amoureux pas fiable: intéressé une journée, distant le lendemain, a dit le député de l'opposition. Les gens à l'autre bout de la conversation ne savent pas trop à quoi s'en tenir.»

Ce que les économistes comprennent de ces trois interventions publiques? La Banque d'Angleterre agira quand l'économie sera assez solide pour supporter une hausse du taux directeur, qui a généralement comme effet de réduire la croissance et les investissements, d'augmenter les taux hypothécaires mais de contrôler l'inflation.

«Ce n'est pas une question de temps, mais de conditions économiques», affirme Silvana Tenreyno, de la London School of Economics. «Ce n'est pas une bonne idée de se faire une idée trop à l'avance. Cette décision dépend des conditions économiques», dit Dimitrios Tsomocos, professeur d'économie et de finance à l'Université d'Oxford.

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L'ÈRE CARNEY

Depuis un an, Mark Carney a fait plusieurs changements à la haute direction de la Banque d'Angleterre, parfois jugée trop centrée sur elle-même sous l'ancien régime. Son sous-gouverneur responsable de la politique monétaire, Ben Broadbent, est un ancien de la firme Goldman Sachs, comme Mark Carney. Le comité de neuf membres sur la politique monétaire (celui qui décide du taux directeur) a aussi accueilli deux membres qui ne viennent pas des cercles londoniens de la finance. D'abord, Kristine Forbes, professeure d'économie au Massachusetts Institute of Technology et ancienne conseillère économique du président George W. Bush. Finalement, Nemat Shafik, ancienne cadre du Fonds monétaire international qui détient trois passeports: britannique, américain et égyptien.

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UN OEIL SUR LE MARCHÉ IMMOBILIER

Il doit contrôler l'inflation. Veiller sur le système financier. Et Londres étant Londres, garder un oeil sur l'un des marchés immobiliers les plus chers du monde.

Parmi les nouveaux pouvoirs octroyés à la Banque d'Angleterre dirigée par Mark Carney: surveiller le surendettement hypothécaire. Les banques britanniques ne peuvent détenir dans leur portefeuille plus de 15% de prêts dépassant le seuil critique de 4,5 fois le revenu annuel d'un emprunteur. Les Britanniques doivent aussi être en mesure de payer leur hypothèque si leur taux augmentait de 3% dans les 5 prochaines années.

«Ces pouvoirs n'ont jamais vraiment été utilisés auparavant, dit Richard Woolhouse, économiste en chef de l'Association des banquiers britanniques. La Banque doit travailler dans les limites de son mandat, qui demeure le contrôle de l'inflation et la stabilité du système financier britannique.»

«Les prix de l'immobilier sont aujourd'hui 20% plus élevés qu'avant la crise financière de 2008, ajoute Richard Woolhouse. L'an dernier, le marché immobilier à Londres a augmenté de 17%, notamment parce qu'il s'agit d'un refuge mondial pour des actifs étrangers. Mais l'enjeu le plus important est l'offre et la demande. Londres connaît un boom de sa population, et nous ne construisons pas assez de logements.»

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BULLETIN DE PREMIÈRE ANNÉE

Comment évaluez-vous la première année de Mark Carney comme gouverneur de la Banque d'Angleterre? La Presse a posé la question à trois économistes britanniques.

«Je lui donnerais un A pour son travail en général, un B pour ses communications et un A pour son mandat de réorganiser la Banque. Il a amené avec lui de nouvelles personnes pour changer la culture de la Banque.»

- Richard Woolhouse, économiste en chef de l'Association des banquiers britanniques

«ll a hérité d'une situation difficile. Malgré quelques problèmes au départ - ce qui est normal quand on devient patron d'une grande institution comme la Banque d'Angleterre -, la première année s'est terminée de façon positive. Il a ouvert la boîte noire du processus décisionnel et a communiqué ses politiques de façon plus simple. Ce fut un changement qui était bienvenu, mais il l'a parfois trop fait et s'est retrouvé dans une situation délicate quand le taux de chômage s'améliorait, mais pas les conditions générales d'emploi.»

- Silvana Tenreyno, professeure d'économie à la London School of Economics

«Il a connu une première année remplie de succès alors qu'il arrivait dans un poste très important.»

- Dimitrios Tsomocos, professeur d'économie et de finance à l'Université d'Oxford