Montagnes de coke, prostituées, jets privés: tous les moyens sont bons à Wall Street pour plaire à ses clients. Dans un livre fascinant, l'ex-trader Turney Duff révèle certains dessous pas si propres de la haute finance. Il s'est confié à La Presse.

«Je n'attends pas en ligne. Les lignes, je les sniffe.» Quand Turney Duff prononce ces mots à l'entrée d'un club chromé du Meatpacking District, le trader est à l'apogée de sa carrière. Après avoir travaillé chez Morgan Stanley et pour Galleon, il est devenu chef trader chez Argus Partners, un colossal fonds spéculatif.

À 34 ans, il fait plus de 1 million de dollars par an et il est devenu la caricature du trader arrogant qui se croit tout permis. Des rappeurs connus viennent chanter à son anniversaire. Il est invité à des partys en jet privé. Et les courtiers qui veulent faire affaire avec lui jouent du coude pour lui offrir de la poudre et des prostituées.

Comme Wall Street, Turney Duff connaît son heure de gloire. On est en 2003 et tous les excès sont permis, voire encouragés. Le trader s'en met plein les poches et les narines. Évidemment, comme le marché, Turney Duff finira par plonger et toucher le fond.

Ses mémoires, intitulées The Buy Side (Crown Business), racontent dans le détail ses 15 années à Wall Street, de 1994 à 2009. Si l'histoire est personnelle, elle n'en révèle pas moins les rouages d'une sous-culture fascinante de Wall Street.

Selon Duff, son cas est loin d'être isolé. «Ce n'était pas une petite partie de Wall Street. J'invente un chiffre, mais je dirais que de 10 à 15 % des traders fonctionnaient de la même manière, dit-il. Les courtiers et les banques ne sont pas stupides. S'ils voient qu'un trader a 33 ans, qu'il est célibataire et aime avoir du plaisir, ils vont choisir le bon courtier pour son compte...»

Contrairement à d'autres, Duff est arrivé à Wall Street presque par hasard, grâce à un oncle. Séduit par le «glamour et le glitz» de Wall Street, il s'est rapidement pris au jeu. Alors que bon nombre de ses collègues étaient des cracks en math, il a découvert qu'il avait un talent tout autre. Un talent qui s'exerce un verre à la main, une fois la Bourse fermée.

«Je n'étais qu'un étudiant moyen venant de l'Université d'Ohio avec un diplôme en journalisme, je n'avais aucune chance de rivaliser avec les diplômés en gestion d'Harvard. Il m'a fallu trouver ma niche. Et j'ai découvert tranquillement que ce qui se passe le soir, après que la cloche de la Bourse ait sonné, est aussi important que ce qui se passe le jour. J'ai appris à réseauter, à me faire apprécier et aider par les gens. On dépend des autres pour l'information et leurs connaissances. Après ça, c'est à chacun de savoir comment utiliser ça pour faire de l'argent.»

Dans son livre, il l'avoue sans fard: il doit l'essentiel de ses succès à des tuyaux et à des échanges de services tout sauf catholiques. En d'autres termes: il doit l'essentiel de sa réussite à des délits d'initiés et à des ententes plus ou moins légales.

«Il y avait cette sorte de flou dans la communauté des hedge funds. C'était juste une manière d'avoir un avantage. On faisait peut-être quelque chose d'illégal, mais on n'y pensait même pas», soutient-il.

Tous les «cadeaux» des courtiers (drogue, prostituées, billets pour le Super Bowl, etc.) n'étaient, à ses yeux, qu'une manière de réaliser de bonnes affaires. En échange, les courtiers obtenaient de généreuses commissions sur les transactions de son fonds spéculatif.

Si Turney Duff est sobre depuis trois ans et demi, il ne croit pas que Wall Street ait radicalement changé ses pratiques, malgré le resserrement des règles. «Il y a eu une lente transformation au cours des 10 dernières années. Aujourd'hui, les choses sont moins extravagantes. Mais entretenir un client est une part inévitable du travail à Wall Street», conclut-il.

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QUELQUES EXTRAITS

L'art du business

«Quand la Bourse ouvre, le bureau explose d'un cri de joie. De l'argent gratuit, baby», hurle Gary. Je regarde à l'écran de l'ordinateur et je vois que SLTC a ouvert à 94 $. Il s'échange des centaines de milliers d'actions à la seconde. La dernière transaction sur mon écran se produit tellement rapidement que les chiffres dansent littéralement. L'action vient de dépasser 100 $.

«Je comprends alors les règles du jeu et pourquoi Gary voulait que j'achète et que je vende [des actions] et se foutait que je fasse de l'argent pour la boîte. C'est donnant-donnant: plus grosse est la commission qu'on donne au côté vente, les meilleures informations et allocations on reçoit en retour. Les 75 000 $ que j'ai perdus pour la firme la veille ne sont qu'une part d'un modèle d'affaires qui génère des profits énormes. Avec l'action à 110 $ maintenant, on fait 8 millions de dollars. C'est comme s'ils nous les avaient donnés à nous. Et il n'y a rien de mal là d'un point légal, je crois. Wow. Quel business!»

Tous les moyens sont bons

«Pour la première fois depuis que je suis chez Galleon, je me sens moins comme un commis et davantage comme un trader. Après la transaction Amazon, je réalise que rien dans le monde des hedge funds n'arrive par accident. Tout a à voir avec obtenir l'information plus vite que les autres, quelle que soit la méthode.»

La «Maison-Blanche»

«Il y a une once de cocaïne empilée sur le micro-ondes. Et quelques milliers de dollars supplémentaires de poudre sur un seul plat dans la cuisine. L'endroit est jonché de bouteilles de Grey Goose, de glace, de verres, et de pailles pour sniffer. On appelle cet appartement du East Side la Maison-Blanche pour des raisons évidentes, mais c'est plus une sorte de crack-house version Wall Street. Randy et James habitent là. [...] Tout est fourni et payé, compliment du côté vente.»

Trader superstar

«Quand Wall Street pense soins de santé, il pense à Argus. Et quand Wall Street pense à négocier en soins de santé, il pense à moi.

Vous ne sentez pas vraiment le changement venir. Ce n'est pas comme si vous receviez une note ou une tape sur l'épaule de votre boss disant que vous comptez désormais. Non, on se réveille et notre monde est différent. Vous êtes sur toutes les listes d'invités, la facture est toujours prise en charge, et vous êtes invité partout avec vos nouveaux «meilleurs» amis. J'étais assis sur la ligne des 50 verges au dernier Super Bowl. [...] Je suis allé au Festival du film de Sundance. Là, j'étais logé dans un chalet de sept chambres sur la montagne, au pied des pentes de ski. J'ai pris des hélicoptères pour les Hamptons et des jets privés pour Las Vegas.»