En cette période de chasse aux sorcières fiscale, le premier ministre britannique David Cameron s'est autoproclamé meneur de la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales. Il a promis d'emmener dans sa lutte l'ensemble des pays du G8, réunis en Irlande du Nord lundi et hier. Et il a choisi Jersey comme cible principale. Reportage dans cette île pas comme les autres.

Ce n'est pas l'air marin de Jersey ou son allure de ville balnéaire anglaise qui a attiré dans cette île située à quelques encablures de la Normandie les propriétaires des centaines de Bentley, de Porsche et de Ferrari croisées dans ses rues. Ils ont plutôt été alléchés par sa fiscalité, parmi les plus avantageuses du monde, héritée d'avantages obtenus de la Couronne britannique au XIIIe siècle. Depuis 2008, les entreprises sont imposées à 0% - à l'exception des sociétés financières, qui le sont à 10% - et les particuliers à 20%. Des taux aujourd'hui largement critiqués, car ils favoriseraient l'évasion et la fraude fiscales.

«Nous ne sommes pas un paradis fiscal», affirme pourtant dans un français parfait John Harris, directeur général de la Commission des services financiers de Jersey, organisme de contrôle local. «Oui, nous avons une fiscalité légère, car nous pratiquons de la concurrence fiscale. Mais nous n'avons pas de secret bancaire, puisque nous savons ou pouvons savoir qui sont les bénéficiaires de tous les trusts établis ici et nous coopérons avec qui le veut en matière d'échange de renseignements.»

L'industrie, représentée par Jersey Finance, une entité parapluie qui gère la communication des institutions fiscales privées, s'appuie sur des rapports du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale ou de l'Organisation de coopération et de développement économique pour démontrer la réalité de ces bonnes pratiques. «Surtout que les États de Jersey sont l'un des rares endroits où la fraude fiscale est un crime et non pas une infraction civile», assène Geoff Cook, directeur général de Jersey Finance.

Les autorités locales se disent même prêtes à aller plus loin. «Nous sommes prêts à signer l'accord d'échanges automatiques d'information requis par les Britanniques, mais à la seule condition qu'il soit adopté par tout le monde: nous ne voulons pas perdre de notre compétitivité, avance Philip Ozouf, énergique ministre des Finances et des Ressources. D'autant plus que le risque n'est pas mineur pour notre économie, puisque le secteur financier emploie directement 12 590 des 56 380 travailleurs actifs de l'île.»

D'où vient alors cette réputation sulfureuse qui suit l'île, qui fait dire à John Harris que «lorsque Barclays a un problème à la City, c'est un problème de Barclays, mais lorsque Barclays a un problème à Jersey, c'est un problème de Jersey»? Vient-elle de la multiplication des trusts, spécialité financière locale? De plusieurs opérations non déclarées impliquant des footballeurs et des vedettes du showbiz?

«Évidemment que nous sommes un paradis fiscal», sourit Geoffrey Southern, l'un des députés élus de l'île, considéré comme le chef de l'opposition au gouvernement actuel. «La loi a été changée deux fois. D'abord pour permettre au créateur d'un trust d'en devenir un des décisionnaires: il peut alors y déplacer ses biens pour lui-même alors qu'à la base, le contenu du trust ne doit revenir qu'à des personnes autres. Puis, pour permettre à un trust de détenir des trusts. Tout devient du coup nébuleux. Et contrairement à ce qu'ils disent, la création d'un registre officiel permettrait de rendre public le nom des bénéficiaires et des propriétaires des trusts établis ici, ce qui améliorerait fortement leur transparence.»

Les gesticulations de David Cameron sont-elles ainsi à prendre au sérieux? C'est peu probable. Comme nous l'explique John Harris, «environ 500 milliards d'euros [680 milliards de dollars] transitent chaque année par les fonds détenus par les filiales des institutions financières installées à Jersey pour rejoindre la City de Londres». «En matière d'emplois et de liquidité, nous leur sommes donc bien utiles.» Pas sûr, en effet, que Londres soit prêt à tuer pour si peu sa poule aux oeufs d'or.

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Jersey en chiffres

SUPERFICIE

118 km2 (ou la moitié de l'île Jésus)

POPULATION

98 000 personnes

12 590 employés du secteur financier de Jersey, sur un total de 56 380 travailleurs dans l'île.

9%: Part des entreprises dans les recettes fiscales de l'État depuis la baisse de la taxation des sociétés en 2008, contre 35% pour les particuliers.

500 milliards d'euros en capitaux qui transitent chaque année par Jersey pour rejoindre la City de Londres.

2000 chômeurs à Jersey. Environ 6000 foyers reçoivent des compléments financiers de l'État en raison de leurs faibles revenus.