L'Allemagne, forte de sa relative santé économique, presse les autres pays de la zone euro de lui emboîter le pas en réduisant leurs dépenses tout en réformant en profondeur leur marché du travail. Ce faisant, les dirigeants du pays passent sous silence certaines conséquences moins reluisantes du modèle retenu et son impact sur la crise des dernières années.

Par une froide journée de novembre, David fait le pied de grue devant un petit cabanon symbolisant le poste frontalier américain de Checkpoint Charlie qui jouxtait autrefois le mur de Berlin.

Habillé en GI, l'Allemand se fait prendre en photo avec des touristes ravis de se plonger, pour un instant, dans les souvenirs de la guerre froide. Ils versent deux euros et repartent le sourire aux lèvres.

«Ce n'est pas pour moi, ça va à mon employeur», dit le jeune homme, qui rechigne à dire son salaire horaire. Un collègue, plus loquace, avance que les faux soldats sont payés cinq euros de l'heure.

«C'est comme un boulot étudiant... En Allemagne, il faut souvent deux ou trois emplois pour survivre», lance avec un brin d'exaspération David, qui vend des parfums pour arrondir ses fins de mois.

Le terme de «survie» revient aussi souvent dans les propos de Steffen, un Berlinois qui occupe depuis plusieurs années un «mini-emploi» d'aide-cuisinier lui permettant d'empocher un maximum de 400 euros par mois exonéré d'impôts.

L'homme de 28 ans, qui reçoit également un salaire de 5 euros de l'heure, bénéficie d'une aide mensuelle de l'État d'environ 300 euros.

Le système des «mini-emplois», selon lui, «est bon pour les statistiques sur le chômage, mais pas pour les gens».

Peter, comptable d'origine anglaise qui s'est établi à Berlin il y a quatre ans pour des raisons familiales, a un salaire encore plus limité.

L'homme de 39 ans, qui gagnait autrefois plus de 100 000 euros par année, peine à faire reconnaître ses compétences dans son pays d'adoption. Il vivote du coup avec de petits boulots, incluant un poste de nuit dans un dépanneur pour lequel il reçoit quatre euros de l'heure.

«J'ai vu des gens qui étaient prêts à travailler pour deux ou trois euros de l'heure. Le marché du travail est féroce ici», résume-t-il.

L'Anglais, à l'instar d'un nombre croissant de ses compatriotes de fortune, pâtit du fait qu'il n'existe pas à l'heure actuelle en Allemagne de salaire minimum universel. Des seuils minimums sont établis par des négociations sectorielles entre employeurs et syndicats, mais de vastes pans de l'économie leur échappent, notamment dans le domaine des services.

La révision des mécanismes de négociation traditionnels, le développement de postes atypiques comme les «mini-emplois» et le recours accru aux travailleurs temporaires ont contribué à faire exploser le nombre de personnes faiblement rémunérées dans le pays au cours des dix dernières années.

Selon une étude récente, environ 22% des salariés se trouvent aujourd'hui dans cette catégorie, un pourcentage similaire à celui que l'on observe aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

Le phénomène explique aussi pourquoi l'Allemagne est l'un des seuls pays européens qui ont vu le salaire moyen stagner, voire régresser, au cours de la dernière décennie.

La réforme du marché du travail, assortie d'une révision à la baisse des dépenses publiques, a été lancée dans la controverse en 2003 par le chancelier sociodémocrate Gerhard Schröder.

Selon l'économiste Enzo Weber, qui suit de près l'évolution du marché du travail allemand, les préoccupations «égalitaristes» traditionnelles ont alors été supplantées dans le débat public par la nécessité de favoriser la création d'emplois.

Le taux de chômage du pays avait atteint 12%, témoignant de la nécessité des réformes structurelles finalement avalisées par M. Schröder, note M. Weber.

Impact sur les syndiqués

Les réformes ont aussi eu un impact sur les travailleurs syndiqués, qui ont réussi malgré tout à maintenir de bonnes conditions de travail dans des secteurs clés d'exportation comme la production automobile.

«Il y a une tendance à la précarisation du travail contre laquelle nous luttons et nous luttons fermement», souligne Horst Mund, responsable des affaires internationales d'IG Metall, principale organisation syndicale du secteur.

Le porte-parole s'inquiète de la montée des inégalités qui découle du fait qu'un nombre restreint de personnes bénéficient de la manne générée par les exportations du pays, spécialisé dans les produits haut de gamme. «L'Allemagne est un des pays où les inégalités augmentent le plus rapidement», indique M. Mund, qui défend l'idée d'un salaire minimum universel.

Steffen Lehndorff, économiste de l'Université de Duisbourg-Essen qui a récemment chapeauté une importante étude comparative sur les pays européens, note que la transformation du marché du travail allemand et la révision des mécanismes traditionnels de redistribution de la richesse ont aussi joué un rôle important dans la crise de l'euro.

La stagnation des salaires a rendu les exportations allemandes encore plus compétitives alors que l'introduction de l'euro empêchait les autres pays de la zone de dévaluer leur monnaie pour se renforcer. La faiblesse relative du marché intérieur allemand freinait parallèlement les importations, favorisant la création d'importants excédents commerciaux.

Les crédits ainsi libérés ont ensuite été injectés dans les marchés financiers, favorisant les bulles spéculatives qui ont abouti à la crise. «L'Allemagne était notamment le plus important investisseur étranger dans la dette privée aux États-Unis», illustre M. Lehndorff. D'importants investissements ont aussi été faits en Europe.

Exporter à des extraterrestres

Le modèle allemand, qui combine de fortes exportations et un faible marché interne, ne pourrait fonctionner à large échelle sans créer de déséquilibres, sauf s'il était possible «d'exporter à des extraterrestres», souligne le chercheur.

Plutôt que d'exiger des pays en difficulté une austérité tous azimuts qui freinera ses exportations, les dirigeants allemands auraient intérêt, selon lui, à vendre à la population la nécessité de mécanismes de transfert pour pallier les lacunes structurelles de la zone euro.

«Mais ils n'oseraient jamais faire ça parce qu'ils sont convaincus qu'ils ne peuvent gagner d'élections en Allemagne en défendant l'idée d'une Europe solidaire», conclut M. Lehndorff.

En chiffres

22% des travailleurs allemands reçoivent une faible rémunération (inférieure aux deux tiers du salaire horaire médian)

15,1%: pourcentage d'Allemands vivant sous le seuil de pauvreté

6,8%: taux de chômage

0,2%: croissance du PIB allemand au dernier trimestre