Des centres commerciaux bondés. Des touristes en abondance. Des chantiers partout où l'oeil se pose. La crise a un visage bien dynamique à Dubaï. Mais en grattant un peu, l'aura de glamour s'effrite. Bien des grues sont immobiles depuis des mois. Des dizaines de milliards de dollars de dettes sont toujours en suspens. Et d'innombrables investisseurs, entrepreneurs et simples travailleurs attendent leur argent avec une impatience grandissante. La crise, ici, se propage des plus hauts sommets jusque tout en bas de la société.

Sofiunah profite de sa seule journée de congé pour jouer au cricket avec ses collègues de chantier, sur un terrain vague et sale en bordure d'une autoroute. Il a quitté son Bangladesh natal il y a 13 mois dans l'espoir d'une vie meilleure à Dubaï, mais il a vite déchanté. Il n'a pas reçu un cent de salaire depuis le mois d'août.«Ma compagnie dit qu'elle n'a pas d'argent car elle n'a pas été payée pour ses projets par les promoteurs», raconte le jeune homme de 19 ans, qui gagne à peine 125$ par mois pour son travail d'ouvrier - lorsqu'il le reçoit. Quatre membres de sa famille attendent désespérément le peu de sous qu'il arrivait à leur envoyer.

Sofiunah est le plus petit dénominateur d'une crise qui fait les manchettes depuis des mois. Une crise aux proportions stratosphériques, impliquant environ 100 milliards de dettes contractées par Dubaï et ses bras immobiliers. Et qui frappe des plus hauts sommets de la finance jusqu'aux plus pauvres de la société.

Le problème, et il est de taille, c'est que Dubaï n'a plus les moyens de ses ambitions. L'émirat et ses entreprises immobilières - Nakheel en tête - sont à court de liquidités. Comme le tiers de l'économie locale repose sur l'industrie de la construction, les effets sont désastreux. «Il y a pas mal de retards de paiement», résume Philippe Dessoy, directeur général du géant belge de la construction Besix à Dubaï, qui a travaillé pendant six ans sur le chantier du gratte-ciel géant Burj Khalifa.

Emaar, le promoteur du Burj, a payé pour les travaux d'érection de la tour, précise M. Dessoy. Mais son entreprise a dû stopper trois autres chantiers au cours des derniers mois, faute de paiement. Une station de traitement des eaux usées, un pont routier, et deux tours à l'ombre de la Burj Khalifa, arrêtées au septième étage. «On ne cherche plus de contrats sur Dubaï: quand il n'y a pas d'argent, ça ne sert à rien», dit-il.

Les PME sont aussi frappées de plein fouet. La boîte d'architecture et de design Blanchard, dirigée par la Québécoise Marie-Noëlle Swiderski, a connu des heures très sombres en 2009, au pire de la crise. «L'année dernière, j'ai failli faire faillite trois fois. Rien qu'au mois de mai, en l'espace d'une semaine, j'ai perdu cinq projets d'un coup.»

La petite entreprise a réussi à survivre grâce à un contrat majeur tombé du ciel et à son déménagement dans des bureaux plus petits. Les cinq employés, licenciés d'un bloc, ont été réembauchés. Les affaires reprennent peu à peu. Mais Mme Swiderski a été incapable de percevoir les sommes dues par un important client, disparu dans la nature. «Il n'y a aucun recours ici quand un client ne paie pas.»

Malgré la crise, Dubaï ne s'est pas transformé en ville-fantôme du jour au lendemain. L'émirat, le deuxième plus riche des Émirats arabes unis après la capitale Abou Dhabi, sort tout juste d'une décennie de croissance fulgurante. La forêt de gratte-ciels futuristes qui a poussé partout en ville témoigne de l'ampleur du boom. Les centres commerciaux luxueux sont encore courus les soirs et week-ends, tout comme les bars et restaurants branchés. Et le métro flambant neuf de 7,6 milliards US est loin d'évoquer l'austérité, avec ses stations aux teintes d'or et d'argent.

Derrière cette façade étincelante, le Dubaï de 2010 n'a plus rien à voir avec celui d'il y a tout juste 18 mois. Dans les rues, la circulation est fluide dans des secteurs qui étaient congestionnés jour et nuit. «Ça me prend à peine 10 minutes vous conduire là, mais avant on en aurait eu pour au moins une heure!» lance le chauffeur de taxi Mohammed, pendant une course d'à peine quelques kilomètres entre Bur Dubai et Deira, deux quartiers anciens.

Cette baisse abrupte du trafic est un signe indéniable que la population d'expatriés a fondu depuis l'éclatement de la crise, à l'automne 2008. Selon l'analyste Saud Masud, de la firme UBS, quelque 8% des étrangers ont quitté l'émirat, eux qui forment la vaste majorité de la main-d'oeuvre. Le gouvernement - une monarchie absolue dirigée par le cheikh Mohammed ben Rashid Al Maktoum - estime plutôt que la population a crû de 7,5% l'an dernier, à 1,8 million.

Les autorités locales sont réticentes à discuter ouvertement de la crise de la dette. Les demandes d'entrevues faites par La Presse Affaires au ministère de l'Économie sont restées sans réponse. Mais les chiffres, du moins ceux qui sont connus, parlent d'eux-mêmes. En premier lieu dans l'immobilier.

Effondrement des prix

Les prix des maisons et appartements se sont effondrés de 50% depuis le sommet de 2008, et plusieurs experts s'attendent à une autre baisse de 15% à 30% cette année. Le taux de vacance des tours à bureau a bondi à plus de 40%, alors que c'était la rareté absolue avant la crise. Partout où l'oeil se pose, des banderoles «à louer» écrites en lettres géantes tapissent les façades des gratte-ciels.

Le surplus est déjà énorme, et Saud Masud prévoit que 45 000 unités résidentielles supplémentaires seront livrées d'ici deux ans. «Ça prendra 10 ans pour absorber tout ce qui est déjà sur le marché», avance l'analyste, rencontré dans les bureaux ultramodernes d'UBS au centre financier de Dubaï. Un logement sur trois sera inhabité à la fin de l'année, selon ses prévisions.

Les géants immobiliers, détenus en tout ou en partie par l'État, ont stoppé leurs projets les plus pharaoniques l'an dernier. Sur Emirates Road, une autoroute secondaire, les pancartes de promotion du quartier The Lagoons commencent à jaunir au soleil. On promet une «ouverture prochaine» du centre de ventes de ce mégacomplexe de 25 milliards, qui n'arrivera sans doute jamais. De nouvelles îles en forme de palmiers et un gratte-ciel d'un kilomètre de haut ont aussi été relégués aux oubliettes. En tout, plus de 400 projets totalisant 300 milliards US ont été abandonnés ou reportés, selon la firme Proleads.

«Devant mon bureau, il y a cinq tours avec l'écriteau last units for sale, mais les grues ne tournent pas depuis huit mois!» raconte anonymement une employée d'un important promoteur immobilier de Dubaï, qui souligne l'absence totale de nouveaux projets.

Plusieurs observateurs avaient hissé des drapeaux rouges alors que la bulle immobilière enflait dans la deuxième moitié des années 2000. Mais rien n'a été fait pour éviter son éclatement. «Tout le monde a fait beaucoup d'argent, particulièrement ceux qui auraient pu sonner l'alarme, en l'occurrence le gouvernement, avance Eckart Woertz, économiste au Gulf Research Institute, un organisme indépendant. C'était une politique active de l'État qui a par la suite prouvé son échec.»

Dans tout ce gâchis, les agences de recouvrement font des affaires d'or ces jours-ci à Dubaï. Leurs mandats sont nombreux: talonner les promoteurs immobiliers qui ne paient pas leurs sous-traitants, pourchasser les entrepreneurs qui fuient leurs fournisseurs. «On est très occupés depuis un an: 80% de nos affaires viennent de l'industrie de la construction», dit Muhammad Siddiqui, responsable du département de recouvrement des dettes au cabinet d'avocats Al Bahar et Associés.

Dans bien des cas, les mauvais payeurs sont impossibles à retracer. Ils ont quitté le pays, laissant derrière eux maison, voiture et montagne de dettes. Et ceux qui restent sont souvent au bout de leurs ressources financières, indique une employée d'une importante agence internationale de recouvrement qui a demandé à ne pas être nommée. «On voit de tout: des larmes, des gens qui nous sacrent après.»

Les problèmes de dettes de Dubaï sont loin d'être réglés. L'incertitude reste vive à bien des égards, bien que l'aide de son riche voisin Abou Dhabi - qui atteint déjà 20 milliards US - ait quelque peu calmé les investisseurs.

La folie des grandeurs des dernières années, même si elle a entraîné l'émirat au bord de la faillite, lui aura néanmoins permis de se faire un nom aujourd'hui reconnu partout sur la planète. Une campagne de pub d'une valeur inestimable, croit Jim Krane, auteur du livre City of Gold: Dubai and the Dream of Capitalism et ex-consultant au bureau du cheikh Mohammed. «Dubaï a eu sa place au soleil et l'attention du monde entier. Pendant cette période de six ans, elle s'est dit qu'elle allait faire tout ce qui était imaginable pour en profiter.»

L'avenir dira si ces dépenses massives porteront leurs fruits à long terme. Pour l'heure, Sofiunah, comme des milliers d'autres travailleurs, entrepreneurs et investisseurs, attend son dû.

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DUBAÏ EN CHIFFRES

De 80 à 170 milliards US: dette estimée de Dubaï et de ses entreprises

82 milliards US: PIB de Dubaï

Moins de 5%: portion du PIB tirée des revenus pétroliers et gaziers

-50%: baisse du prix de l'immobilier depuis le sommet de 2008

-15% à -30%: recul des prix de l'immobilier anticipé cette année

-8%: baisse de la population en 2009

20 milliards US: aide financière apportée à Dubaï par Abou Dhabi au cours de la dernière année

380 à 900 milliards US: valeur estimée du fonds souverain d'Abou Dhabi

Sources: UBS, Eurasia Group, EFG-Hermes

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À LIRE DEMAIN

La réinvention de Dubaï

À n'en pas douter, la crise actuelle fait très mal à Dubaï. Mais elle forcera aussi l'émirat à restructurer son économie en accéléré, pour réduire sa dépendance à la construction et à l'immobilier. Son industrie financière est déjà en pleine émergence, et le tourisme continue à se développer. Bref, c'est loin d'être la fin de Dubaï.

Pour joindre notre journaliste: maxime.bergeron@lapresse.ca