Il y a 10 ans, les jeunes Indiens branchés rêvaient de travailler de nuit dans un centre d'appel au service de l'Amérique. Aujourd'hui, c'est un emploi en plein jour qu'ils veulent, et dans une entreprise dont ils sont les patrons. Plongeon au coeur d'une nouvelle Inde entrepreneuriale qui ne craint rien... pas même la crise économique.

Le stroboscope mitraille des flashs de lumière à une cadence hyperactive. Les hauts-parleurs crachent du Metallica à plein volume. Au fond, un écran géant diffuse le match de cricket entre l'Inde et le Pakistan. Niranjan Gowda, impassible, avale des lampées de bière pour éteindre le feu généré par son snack de fin de soirée - des boulettes de poulet si épicées qu'elles font monter les larmes aux yeux.

Nous sommes au bar The Purple Haze, à Bangalore, dans le sud de l'Inde.

Cette ville qu'on surnomme la Silicon Valley indienne est une métropole chaotique en pleine explosion, qui a vu sa population bondir de 2,9 millions d'habitants en 1991 à près de 7 millions aujourd'hui. De CGI à IBM en passant par Intel, Yahoo et CAE, à peu près toutes les grandes multinationales de la planète ont un pied ici.

Mais surtout, Bangalore est la ville qui dicte les tendances du développement économique de l'Inde depuis plus d'une décennie.

Or, une nouvelle vague déferle ici. Une vague qui pousse de plus en plus de jeunes à claquer la porte des grandes entreprises qui les emploient pour se lancer dans le vide... et fonder leur propre société.

Même la crise économique ne parvient pas à les arrêter.

Niranjan Gowda est l'un de ces téméraires qui risquent fort, à terme, de changer le visage de l'Inde.

Le jeune homme a 26 ans. Ingénieur logiciel, célibataire, des dizaines de fois plus à l'aise financièrement que la moyenne des citoyens de son pays.

En juin dernier, il a annoncé à son patron qu'il quittait son emploi pourtant bien rémunéré de programmeur-développeur au sein de la multinationale Nokia-Siemens pour démarrer son entreprise.

«Ça fait longtemps qu'on y pense. On a eu une idée et on a sauté. On veut créer des choses, ajouter de la valeur à la société et faire travailler des gens», explique-t-il.

Creo -c'est le nom de sa boîte- a été fondée avec trois copains ingénieurs. L'idée: recycler les cartouches d'encre que les entreprises jettent par dizaines chaque jour à Bangalore. Dans le minuscule atelier que les quatre hommes exploitent au centre-ville, un jeune employé aux doigts tachés d'encre remplit les vieilles cartouches et en change quelques pièces pour qu'elles fonctionnent comme des neuves.

«Sauvez de l'argent, sauvez l'environnement. C'est notre slogan», explique fièrement M. Gowda en pointant ses nouvelles affiches. Des affiches, pour la petite histoire, qui sortent des imprimeries de Satish Masilamani – un autre ingénieur logiciel de 27 ans qui a laissé son emploi au sein d'Hindustan Aeronautics Limited, l'une des plus grandes compagnies aéronautiques d'Asie, pour lancer sa propre boîte de design.

Les cartouches d'encre de Niranjan et les affiches de Satish peuvent paraître insignifiantes. Mais multipliez le phénomène par centaines et vous avez là une petite révolution.

Le 6 juin dernier, en pleine crise économique, la publication Silicon India a organisé un événement destiné aux entreprises en démarrage de Bangalore.

Stationnement qui déborde, couloirs bondés de jeunes entrepreneurs, bonzes du capital-risque à la recherche du prochain Google: selon les organisateurs, plus de 5000 participants ont convergé vers un centre de convention complètement surchargé.

«L'ordre et l'organisation, c'est pour le monde corporatif. Dans l'univers des entreprises en démarrage, il faut un peu de chaos», a plaidé Pradeep Shankar, l'organisateur de l'événement, devant le bordel généré par autant de participants.

Parag Dhol est directeur d'Inventus Capital, une firme de capital-risque qui investit dans des entreprises en démarrage du secteur technologique.

Les jeunes entrepreneurs, il les voit cogner à sa porte tous les jours. Avec ses associés, M. Dhol étudie de 40 à 50 plans d'affaires chaque mois.

«Au début, ça fait presque peur, lance-t-il. Vous rencontrez tous ces jeunes gens et vous vous dites: mais est-ce qu'ils ont pensé aux risques?»

Mais M. Dhol a une explication au bouillonnement qui remue Bangalore. D'abord, la ville est devenue un immense laboratoire qui a évolué pour devenir un bassin naturel d'entrepreneurs (voir autre texte).

Et le contexte est du côté de ces entrepreneurs. M. Dhol rappelle que malgré la crise économique qui n'a pas épargné l'Inde, Bangalore demeure la capitale technologique d'un pays dont l'économie se développe à pleine vapeur.

La croissance a bien ralenti par rapport aux bonds de 9 % enregistrés lors des deux années précédentes. Mais elle a tout de même atteint 6,7 % en 2008-2009.

Résultat?

«Le risque que prend un entrepreneur ici n'est pas le même que dans une économie mature comme celle des États-Unis ou du Canada, explique M. Dhol. Si ces jeunes entrepreneurs échouent, d'abord ils vont apprendre. Et puis, il ne sera pas si difficile pour eux de revenir cogner à la porte d'IBM ou d'autres entreprises et de se trouver un emploi. Il y a tellement d'opportunités.»

Ils sont des milliers, à Bangalore et ailleurs au pays, à l'avoir compris.