Il pleut au zoo de Dublin mais rien ne semble devoir entamer l'enthousiasme des enfants présents, qui s'agglutinent à une baie vitrée pour voir le tigre se prélassant paresseusement quelques dizaines de mètres plus loin.

«Viens le voir, viens voir, Maman!», lance Ashley, une petite fille qui lève les bras au ciel pour souligner son excitation. Avant de se mettre à quatre pattes et de rugir pour imiter le puissant fauve. Pendant plusieurs années, c'est avec un émerveillement quasi enfantin qu'économistes et élus occidentaux ont observé la croissance économique de l'Irlande, qui lui a valu le surnom de «Tigre celtique».

Les tenants du libéralisme à tout crin – qui préconisaient la déréglementation des marchés, l'ouverture des frontières et un faible niveau d'imposition – brandissaient la performance du petit pays de quatre millions d'habitants comme une preuve indéniable du bien-fondé de leur approche.

Aujourd'hui, l'Irlande sert plutôt à illustrer l'importance de l'impact de la crise économique et financière qui a ravagé la planète.

Selon l'Institut économique dublinois ESRI, le PNB reculera de 8,9% en 2009 et chutera encore de 2,3% en 2010, soit l'une des corrections les plus sévères enregistrées dans les pays développés.

Le gouvernement conservateur du premier ministre Brian Cowen a dû intervenir en catastrophe à l'automne dernier pour sauver les banques, nationalisant un établissement et se portant garant des prêts de plusieurs autres institutions pour éviter un effondrement généralisé.

Il s'apprête maintenant à imposer une nouvelle ronde de compressions à la population pour tenter d'endiguer l'augmentation du déficit et de la dette, qui explosent en raison de la baisse des rentrées fiscales et de la hausse des indemnités sociales.

Un groupe de consultants a souligné dans un récent rapport que le pays devait emprunter 400 millions d'euros par semaine sur les marchés, simplement pour équilibrer ses livres.

L'annonce de nouvelles compressions survient alors même que les autres pays développés insistent sur la nécessité de maintenir leurs plans de relance.

«En Irlande, nous sommes dans une position où il n'est même possible de parler de plans de relance», indique Peter Rigney, porte-parole de l'une des principales organisations syndicales du pays.

La baisse d'activité économique fait monter en flèche le chômage, qui pourrait excéder 16% d'ici 2010 selon l'ESRI. Des dizaines de milliers d'Irlandais qui se croyaient en sécurité se retrouvent à la rue.

C'est le cas de «Matthew», 46 ans, un gestionnaire de projet de la firme Ericsson gagnant plus de 100 000 dollars par année qui a été remercié par la compagnie fin juin après plus d'une décennie de travail.

«Nos projets étaient réalisés dans les temps et nous générions des profits mais l'entreprise m'a dit qu'une personne à Shangaï pouvait faire mon travail pour le dixième du prix. Comment voulez-vous rivaliser avec ça?», demande l'homme de 46 ans, qui préfère donner un nom fictif.

Le secteur le plus durement touché est sans conteste celui de la construction, qui s'est effondré l'année dernière après plusieurs années de folle expansion.

«Ma boîte employait 150 personnes, elle n'en compte plus que 25», souligne Myriam, une architecte rencontrée devant un bureau d'assurance-chômage du centre-ville.

Personne dans le secteur n'avait anticipé un tel crash, dit la femme de 36 ans, qui a été mise à pied au printemps. «Les gens pensaient que les choses allaient simplement plafonner», relate-t-elle.

John Fitzgerald, économiste de l'ESRI, estime que le gouvernement irlandais a permis à la bulle immobilière de croître de manière disproportionnée au lieu de tenter d'éviter la surchauffe en imposant de nouvelles taxes dans le secteur.

Le secteur immobilier, dit-il, s'est développé au point de représenter 14% de l'économie comparativement à la moyenne observée de 5% dans les pays développés, faisant flamber du même coup les salaires. Et diminuant la compétitivité des entreprises.

Il préconise aujourd'hui, pour relancer l'économie, une réduction des salaires, tant dans le secteur privé et public, qui ne sourit guère aux grands syndicats.

 

Kieran Allen, professeur au Dublin University College qui vient d'écrire un livre sur le «crash économique de l'Irlande», s'indigne que la population soit appelée à faire les frais des politiques passées du gouvernement.

Le pays, dit-il, a assuré sa croissance pendant des années en se positionnant comme un «paradis fiscal de l'Atlantique» offrant une porte d'entrée pour le marché européen. Plusieurs compagnies américaines, relate le sociologue, ont utilisé le pays pour transférer leurs profits à l'abri du fisc, tirant avantage des faibles taux d'imposition locaux.

La pratique a fonctionné jusqu'au début des années 2000 lorsque le ralentissement économique américain, et l'émergence de pays offrant des taux de taxation encore plus faibles, comme la Pologne, ont coupé l'herbe sous le pied de Dublin, dit M. Allen. Le développement subséquent des secteurs financiers et immobiliers du pays, encouragés par une forte déréglementation, ont ensuite entretenu l'illusion que le Tigre celtique «vivait toujours», souligne-t-il.

L'auteur pense que le gouvernement devrait se détourner des banques privées et s'engager dans un plan public de relance de l'emploi, des suggestions qui ne trouvent guère d'écho pour l'heure dans la classe politique.

Bien que le gouvernement se montre rassurant sur l'avenir, les avis sont partagés. Alors que les économistes les plus alarmistes n'hésitent pas à évoquer une possible banqueroute du pays découlant du coût des garanties offertes aux banques, M. Fitzgerald envisage une reprise plus forte que la moyenne d'ici quelques années.

La relance, prévient-il, dépendra largement de l'évolution de l'économie mondiale, qui exerce un large impact sur les exportations irlandaises.

Myriam, l'architecte récemment mise à pied, pense qu'il faudra dans le meilleur des cas un ou deux ans pour que l'économie retrouve un peu de mordant. «Plutôt quatre ou cinq ans si je suis pessimiste», prévient-elle, témoignant de l'inquiétude générale de la population.

À défaut de certitude, les Irlandais, tant de fois éprouvés par l'Histoire, peuvent toujours se rabattre sur la sagesse populaire.

«Les bons temps viendront même s'il faudra peut-être les attendre longtemps», indique l'affiche d'un pub du centre-ville de Dublin.