Calgary compte aujourd'hui 6 sièges sociaux par tranche de 100 000 habitants... contre 2,1 à Montréal. L'économie de la capitale canadienne du pétrole se diversifie à la vitesse grand V et attire les entreprises comme un aimant. Dernier volet de notre tournée dans l'Ouest canadien.

Arthur Lloyd gère ces jours-ci un problème que lui envieraient bien des chefs d'entreprise: une demande trop forte.

En janvier dernier, Ivanhoé Cambridge, dont il est premier vice-président pour l'ouest de l'Amérique du Nord, a annoncé la construction d'une nouvelle tour de bureaux de 40 étages en plein coeur de Calgary. Cinq mois plus tard, l'immeuble affichait déjà complet. Avant même la première pelletée de terre.

«On a dû refuser des locataires», dit Arthur Lloyd dans son bureau du 42e étage du complexe Eight Avenue Place, qui offre une vue imprenable sur le centre-ville de Calgary et sur le chantier du nouveau gratte-ciel.

À 3000 km de là, dans le quartier des affaires de Montréal, Ivanhoé Cambridge vit la situation inverse. Le bras immobilier de la Caisse de dépôt et placement du Québec tente depuis 2006 de lancer une tour de bureaux de 28 étages, le 900,  De Maisonneuve Ouest. Sans succès à ce jour. Le groupe est incapable de franchir le seuil de prélocation de 50% nécessaire au lancement des travaux... même si aucun immeuble commercial d'envergure n'a vu le jour dans la métropole depuis une décennie.

Au-delà de l'anecdote, la réalité à deux vitesses vécue par Ivanhoé Cambridge illustre un phénomène bien réel: la montée en puissance de l'Ouest canadien - en particulier Calgary - au palmarès canadien des places d'affaires. Et la lente érosion de l'ancien coeur économique du pays.

«Il y a eu un changement énorme dans la dernière décennie: l'Alberta est devenue un centre décisionnel majeur», résume le professeur Jack Mintz, de l'Université de Calgary, l'un des plus grands spécialistes des politiques publiques et fiscales au pays.

Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En 1990, Calgary comptait 44 sièges sociaux des 500 plus grandes entreprises canadiennes, soit 8,8% du total. Vingt ans plus tard, la métropole albertaine en recensait 75, soit 15%. Pendant ce temps, Montréal est passé de 96 à 81, un glissement de 19,2% à 16,2% des parts globales, selon une étude de l'Institut Fraser. Toronto a reculé de 186 à 175 mais demeure dominant.

Par tranche de 100 000 habitants, Montréal compte aujourd'hui 2,1 sièges sociaux... contre 6 pour Calgary. Une donnée cruciale dans le boom actuel de la ville albertaine, puisque les bureaux des grandes entreprises offrent en général de très bons salaires, en plus de fournir une cascade d'emplois indirects et de contrats pour une foule de fournisseurs.

Croissance tous azimuts

Le nouveau boom albertain - reparti en force après le brusque repli de 2008-2009 - saute aux yeux dès qu'on atterrit à Calgary. Une douzaine de grues s'activent pour doter l'aéroport de la plus longue piste d'atterrissage du Canada, en plus d'ajouter 2 millions de pieds carrés au terminal principal. Des investissements de 2 milliards de dollars.

«C'est vraiment lié à la capacité, puisqu'on enregistre une croissance dans les deux chiffres depuis longtemps», dit Jody Moseley, directrice des communications de l'aéroport.

Les plus récents indicateurs économiques de Calgary ont de quoi faire pâlir d'envie les maires de la plupart des villes du Canada. Le taux de chômage y atteint 4,7%, presque deux fois moins qu'à Montréal et Toronto.

Les ventes au détail ont explosé de 10,5% depuis un an, faisant la joie des commerçants comme le géant Nordstrom, qui ouvrira ici son premier magasin canadien. Et le salaire hebdomadaire moyen, déjà le plus élevé au pays à 1095$, a grimpé de 6,1% rien que pendant la dernière année.

Sur l'autoroute qui sépare l'aéroport du centre-ville, au milieu de champs arides et brunâtres en ce milieu d'automne, la silhouette du «Bow» se démarque des autres gratte-ciel. Cette nouvelle tour de forme incurvée, que des ouvriers achèvent ces jours-ci, est devenue la plus haute et distinctive de la ville avec ses 58 étages.

Le nouvel immeuble aura seulement deux locataires qui se partageront la totalité des bureaux: EnCana et Cenovus Energy. Deux sociétés issues, sans grande surprise, du secteur pétrogazier. Le même scénario se répète au Eight Avenue Place, d'Ivanhoé Cambridge, où Athabaska et Crescent Point occuperont la presque totalité des 40 étages de la deuxième tour.

L'industrie du pétrole et du gaz naturel demeure aujourd'hui la poule aux oeufs d'or de l'Alberta. Sans tambour ni trompette, le secteur de l'énergie a toutefois entraîné l'émergence d'une industrie financière de plus en plus sophistiquée au cours des dernières années, devenue en elle-même un important vecteur d'emplois et de richesse. «Il y a 20 ans, Toronto était le centre financier du Canada, mais maintenant toutes les banques ont des activités significatives ici», souligne Arthur Lloyd, d'Ivanhoé Cambridge.

Les montages financiers gigantesques nécessaires au lancement des projets d'hydrocarbures ont attiré toutes les plus grandes banques d'investissement: Barclays Capital, Goldman Sachs, Merrill Lynch, Morgan Stanley, Royal Bank, Société Générale, UBS et plusieurs autres.

Plus de 13 300 postes ont été créés dans les services financiers depuis 10 ans dans la ville, selon les données du Calgary Economic Development.

Le boom des ressources a aussi profité de façon plus large à tout le secteur des services professionnels, comme les cabinets d'avocats, les firmes d'ingénierie et les cabinets comptables. Une croissance qui a fait exploser la demande pour des bureaux partout au centre-ville.

«Le marché de Calgary est unique, souligne Arthur Lloyd. On a un peu plus de 1 million d'habitants, et 40 millions de pieds carrés de bureaux dans le centre des affaires. Quelles autres villes en Amérique du Nord ont 40 millions de pieds carrés de bureaux dans leur centre-ville? Houston et Dallas seraient les comparaisons les plus directes. Elles ont la même quantité de bureaux... mais elles ont une population de 6 millions!»

Attirer les cerveaux

Les besoins en main-d'oeuvre sont criants, et les autorités de Calgary sont bien déterminées à tout faire pour aller recruter les meilleurs cerveaux de la planète.

Pendant une vaste conférence sur les perspectives économiques de Calgary, tenue à guichets fermés devant un millier de gens d'affaires locaux, la question de l'immigration occupe une place prépondérante dans l'allocution du jeune maire Naheed Nenshi, lui-même fils d'immigrés. L'élu est pratiquement vénéré par la communauté d'affaires et les citoyens, un contraste frappant avec l'impopulaire maire de Toronto et celui de Montréal, qui a démissionné cette semaine en raison d'allégations de corruption.

«Il ne faut pas se reposer sur nos lauriers: il faut s'assurer que Calgary soit la ville avec le meilleur climat d'investissement et qu'elle soit capable d'attirer les meilleurs cerveaux au monde», lance M. Nenshi sous un tonnerre d'applaudissements digne d'un concert rock.

Pendant la seule année 2012, Calgary aura accueilli environ 24 000 nouveaux arrivants, en provenance de l'étranger comme des autres provinces canadiennes. Tout cela pour une région métropolitaine d'à peine 1,3 million d'habitants. Il s'agit de la plus forte vague de nouveaux arrivants depuis le précédent boom de 2006, note la BMO dans un rapport récent.

Pour combler les besoins en main-d'oeuvre tous azimuts des employeurs de la région, l'organisme de promotion Calgary Economic Development (CED) a pris part pour la première fois cet automne à une foire de l'emploi en Irlande et en Écosse. Une vingtaine de sociétés albertaines ont centralisé toutes leurs offres dans un kiosque... ce qui a créé une véritable commotion auprès des chômeurs locaux.

«La foire de Dublin a attiré plus de 8000 personnes qui veulent venir travailler ici, il y avait une queue de 1 kilomètre!» dit Bruce Graham, président et chef de la direction du CED, encore étonné, en marge de la conférence économique.

Ce besoin brûlant de main-d'oeuvre de Calgary tranche net avec la situation observée au Québec. Pendant sa présentation devant les participants à la conférence, Mario Lefebvre, économiste au Conference Board du Canada, a souligné à gros traits l'écart entre les deux régions.

«C'est assez incroyable comme on a presque deux mondes parallèles, dit M. Lefebvre. Je viens du Québec, où le sujet à l'ordre du jour est la diminution du nombre d'immigrants car on n'arrive pas à les intégrer. On ne peut pas se priver des immigrants quand on a une population vieillissante!»

Côtés négatifs

Malgré le déplacement indéniable d'une partie du pouvoir de l'est vers l'ouest du pays, Bruce Graham, de la CED, refuse de tourner le fer dans la plaie de l'ancien coeur économique du Canada. Il fait valoir que la forte croissance observée ici profite au reste du pays, notamment à plusieurs firmes d'ingénierie québécoises qui réalisent des mandats dans le secteur des hydrocarbures à partir de Montréal.

Quoi qu'il en soit, l'Alberta et sa métropole Calgary, en dépit de leur essor indéniable, n'ont pas toutes les qualités, note le professeur Jack Mintz. Loin de là. «La province a bien sûr ses côtés négatifs: la population est petite, tout comme son bassin de consommateurs, souligne-t-il. Et elle est loin des principaux marchés d'exportation, surtout dans le secteur des hydrocarbures.»

Ces lacunes n'empêcheront pas la croissance de se poursuivre pour plusieurs années encore, si l'on se fie aux différentes études. Après avoir rebondi de 5,2% l'an dernier, le PIB de l'Alberta devrait augmenter de 4% cette année et de 3,9% l'an prochain, selon RBC.

Le Conference Board va encore plus loin. Selon ses plus récentes prévisions, Calgary et Edmonton afficheront la croissance plus élevée au pays non seulement en 2012... mais pour les quatre prochaines années.

L'eldorado canadien de ce début de XXIe siècle, en somme.