Une frénésie immobilière s'est emparée de la petite ville de Lancaster, à 10 kilomètres de la frontière du Québec et de l'Ontario, depuis l'élection provinciale du 4 septembre dernier. De nombreux Montréalais cherchent à y acheter une propriété avant la fin de 2012 pour profiter du régime fiscal plus avantageux de la province voisine.

«Tout ce que j'ai fait depuis 9 h ce matin, c'est d'envoyer des courriels avec des inscriptions immobilières à des Montréalais, a indiqué Diane Chrétien, courtière chez Royal LePage à Lancaster. J'ai eu quatre courriels seulement ce matin. J'ai des visites chaque jour.»

Mme Chrétien dit avoir réalisé quatre transactions avec des Montréalais depuis l'élection du Parti québécois (PQ), il y a un mois. Les acheteurs, dont certains travaillent chez Bombardier, conserveront tous leur emploi dans la métropole québécoise et feront quotidiennement l'aller-retour, a-t-elle souligné.

Lancaster et les villes environnantes, situées à environ 45 minutes de l'ouest de l'île de Montréal, sont populaires depuis des années auprès des travailleurs montréalais qui souhaitent profiter du régime fiscal ontarien. La demande immobilière y a toutefois explosé depuis un mois, selon tous les courtiers consultés par La Presse Affaires, une augmentation attribuée en bonne partie aux modifications fiscales proposées par le PQ.

«C'est vraiment économique, ce n'est plus une question d'anglais ou de français», a résumé Andy Ménard, vieux routier de l'immobilier rencontré dans son bureau de Royal LePage à Lancaster, non loin de l'autoroute 401.

Le gouvernement péquiste a annoncé il y a quelques semaines la création de deux nouveaux paliers d'imposition pour les contribuables qui déclarent un revenu imposable de plus de 130 000$. L'impôt sur le gain en capital et sur les dividendes sera aussi augmenté. Québec souhaite appliquer ces mesures rétroactivement pour l'année 2012, mais le nouveau ministre des Finances, Nicolas Marceau, s'est dit ouvert à des concessions au cours des derniers jours.

Une famille de deux enfants dont le revenu atteint 100 000$ - et qui n'est pas touchée par les nouvelles mesures - épargne en moyenne 6324$ par année en impôts en déménageant du côté ontarien, selon les calculs de Stéphane Leblanc, associé et fiscaliste chez Ernst & Young. Pour un couple sans enfant qui déclare un seul revenu de 250 000$, l'économie atteindra 13 490$ avec les nouvelles règles. L'écart se creusera à 35 472$ en faveur de l'Ontario pour un couple dont le salaire unique est de 500 000$. (Ces calculs touchent seulement l'impôt et ne tiennent pas compte de certains programmes du Québec comme les garderies à 7$.)

«C'est devenu fou»

Si des Montréalais ont déjà réalisé des transactions depuis un mois, de nombreux autres tâtent en ce moment le pouls du marché de Lancaster et des petites villes voisines, dont Alexandria. On y trouve autant des propriétés à 1 million de dollars au bord de l'eau que des bungalows plus abordables à moins de 200 000$, a-t-on constaté sur place.

«Deux jours après les élections, mon téléphone est devenu fou, dit Sheila Gatien, agente de Re/Max dans le secteur. Ils voulaient prendre le pouls pour voir ce qu'ils pourraient acheter dans le coin.»

Mme Gatien cite l'exemple d'un couple de Montréalais qui avait visité quelques maisons l'an dernier, avant de finalement abandonner son projet de déménagement. «Ils m'ont rappelée il y a 10 jours, et ils veulent être sortis du Québec d'ici au 31 décembre, dit-elle. Ils travaillent dans l'ouest de l'île de Montréal, donc ce ne sera pas un problème. Ils me disent qu'ils en ont assez.»

Maurice Sauvé, courtier depuis 47 ans à Alexandria, s'apprêtait à faire visiter une maison à des Montréalais quand La Presse Affaires l'a joint la semaine dernière. Il dit recevoir plus d'appels depuis deux semaines, mais relativise les choses. «Ça ne veut pas dire qu'ils vont tous acheter.»

Quoi qu'il en soit, cette demande accrue fait bien l'affaire des personnes désireuses de vendre leur maison. Un professeur retraité de McGill, qui a demandé à garder l'anonymat, a accepté la semaine dernière une offre de Québécois. Il ramassait des boîtes vides au LCBO local en vue de son déménagement lorsque nous l'avons rencontré.

«Ça fait plus de trois ans qu'on essaie de vendre, ça ne fonctionnait pas, a-t-il dit. Aussitôt que le PQ est entré au pouvoir, on a eu plusieurs appels. On voyait les gens qui s'arrêtaient devant la maison, et comme ils n'avaient pas de plaque à l'avant de leur voiture, on savait qu'ils venaient du Québec.»

Règles à respecter

Pour payer ses impôts du côté ontarien, un travailleur québécois doit prouver qu'il possède sa résidence principale en Ontario au 31 décembre. Il faut en outre respecter certains critères édictés par l'Agence du revenu du Canada, souligne Daniel Fortin, associé de PricewaterhouseCoopers à Montréal. «Les éléments d'importance comprennent le logement et les liens sociaux, c'est-à-dire: à quel endroit vivent le conjoint et les enfants?»

Il s'agit d'éliminer le plus de «zones grises» possible pour éviter tout malentendu avec Revenu Québec, résume M. Fortin.

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DES ÉCONOMIES RÉELLES

Les contribuables qui choisissent de déménager du côté ontarien tout en conservant leur emploi au Québec réalisent d'importantes économies. Stéphane Leblanc, associé et fiscaliste à Ernst&Young, a calculé les économies d'impôt moyennes dans les trois cas suivants:

Un couple avec deux enfants de moins de 18 ans, un seul revenu de salaire de 100 000$

Impôt s'ils résident au Québec: 27 886$

Impôt s'ils résident en Ontario: 21 562$

Écart: 6324$

Un couple sans enfant, un seul revenu de salaire de 250 000$

Impôt au Québec: 104 502$ (si les nouvelles mesures passent)

Impôt en Ontario: 91 012$

Écart: 13 490$

Un couple sans enfant, un seul revenu de salaire de 500 000$

Impôt au Québec: 242 508$ (si les nouvelles mesures passent)

Impôt en Ontario: 207 036$

Écart: 35 472$

Photo Ivanoh Demers, La Presse

Selon Andy Ménard, agent immobilier de Lancaster, le récent engouement des achetuers québécois pour sa région est dicté par des motifs économiques.