La façon de vendre et d'acheter une maison pourrait changer radicalement au pays au cours des prochaines années. À Ottawa, une bataille juridique se dessine entre le Bureau de la concurrence et les agents immobiliers pour les forcer à assouplir leurs règles. Sans compter l'explosion des sites web qui permettent aux propriétaires de transiger sans intermédiaire. Quel avenir pour la vente de maisons?

Un message envoyé à ses contacts sur Facebook et Twitter. C'est tout ce qu'il aura fallu à Hugo Thibault pour vendre son condo du quartier Hochelaga-Maisonneuve le mois dernier. En trois petites journées.

«Le premier jour où je l'ai affiché, j'ai eu trois appels, trois jours plus tard j'avais deux offres et c'était vendu au prix demandé... sans payer de commission», raconte le cadre de 32 ans au Groupe Pages Jaunes.

M. Thibault a bien fait ses devoirs avant d'afficher son appartement d'une chambre à coucher. Il a étudié les propriétés comparables vendues récemment dans son immeuble, calculé le prix au pied carré, consulté les petites annonces. À 210 000 $, son condo s'est envolé sans effort.

Les exemples de vente aussi rapide -et facile- constituent bien sûr une exception. Mais avec l'effervescence actuelle du marché immobilier canadien, bien des propriétaires sont tentés d'essayer de vendre sans recourir aux services d'un agent. Et d'épargner des milliers de dollars en commission.

Il faut dire que les moyens de transiger soi-même se sont multipliés au cours des dernières années avec l'essor des sites web de petites annonces et de réseautage. Duproprio, Lespacs, Micasa, Kijiji, Facebook, Twitter: les plateformes électroniques ne manquent pas.

Duproprio.com, spécialisé dans la vente sans agent, affirme que le nombre de maisons vendues sur le portail a grimpé de 88% en janvier par rapport à l'année précédente (marquée par un fort ralentissement). Pendant la même période, les transactions réalisées par des agents ont progressé de 58% au pays, rapporte l'Association canadienne de l'immeuble (ACI).

Dur à chiffrer

En pleine explosion, donc, la vente sans intermédiaire? Difficile à dire. Les statistiques fiables sur le sujet sont quasi inexistantes. Mais une chose est sûre: la question est plus brûlante que jamais ces jours-ci avec la bataille juridique qui se dessine entre l'ACI et le Bureau de la concurrence du Canada.

Le Bureau a déposé il y a un mois une poursuite devant le Tribunal de la concurrence. L'objet du litige les pratiques «anticoncurrentielles» de l'ACI avec son Service inter-agences, ou SIA, mieux connu sous l'acronyme MLS.

Ce système informatique constitue un outil indispensable pour les agents et courtiers immobiliers, qui y affichent de façon centralisée leurs milliers de propriétés à vendre. Il s'agit aussi d'une source précieuse pour quiconque recherche une maison. À l'heure actuelle, selon le Bureau de la concurrence, 90% des transactions faites au Canada passent par MLS -donc entre les mains d'un agent.

Dans sa poursuite, le Bureau réclame une ouverture du système MLS, qui permettrait l'arrivée de nouveaux forfaits «allégés». En échange d'un frais de base de quelques centaines de dollars, la résidence serait simplement affichée sur le site web de MLS par un agent-inscripteur, tandis que le propriétaire-vendeur s'occuperait de faire faire les visites, de signer les documents relatifs à la vente, etc. Cette formule est interdite par l'ACI à l'heure actuelle.

Au final, la commission versée en vertu de ce nouveau modèle serait bien inférieure aux 5% qui sont la norme aujourd'hui. Plusieurs États américains ont vu apparaître ce type de forfaits en 2005 après des plaintes des autorités antitrust. Ceux qui souhaitent un service plus étoffé peuvent toutefois continuer à payer la pleine commission.

Règles injustes

Selon le Bureau, l'ACI détient un monopole tel que la concurrence est presque impossible sur le marché du courtage immobilier. D'autant plus que l'Association -qui représente 98 000 agents et courtiers au pays- a resserré davantage ses règles d'accès à MLS en 2007. Ce qui décourage l'émergence de tout nouveau modèle d'affaires, affirme la poursuite.

Le débat fait rage. George Bardagi, un des courtiers les plus en vue à Montréal, croit que les instruments déjà offerts aux propriétaires qui désirent vendre par eux-mêmes sont suffisants. Le système MLS est un outil qui a été «développé par des professionnels, pour des professionnels», fait-il valoir.

«S'il fallait qu'on ouvre par exemple le système Notarius des notaires et que tout le monde fasse ses actes de ventes et ses hypothèques, ce serait la même chose, dit M. Bardagi, de Re/Max. Ce n'est pas parce qu'on donne le livre de recette à quelqu'un qu'il va devenir un grand chef cuisinier.»

À l'autre bout du pays, à Vancouver, Steve Neil tente de son côté d'utiliser MLS d'une nouvelle manière. Le fondateur du site HomeBuyAndSell.com facture 299$ à ses clients pour l'inscription de leur propriété sur le système, et 79$ supplémentaires par semaine d'affichage.

À cause des règles ajoutées en 2007 par l'ACI, M. Neil doit aussi agir comme intermédiaire en présentant les offres et contre-offres au vendeur, ce qui l'oblige à facturer des frais additionnels à ses clients. Au final, sa commission moyenne tourne autour de 2500$, dit-il.

Steve Neil aimerait voir les règles actuelles modifiées pour pouvoir s'impliquer au minimum dans la transaction, et ensuite capitaliser sur ce nouveau modèle d'affaires light. Il dit avoir fait breveter sa technique, et avoir reçu des propositions d'affaires pour l'implanter un peu partout au Canada. Si, bien sûr, le Tribunal de la concurrence force l'industrie à changer.

«À l'heure actuelle, le monopole est si puissant que les agents peuvent charger des frais exorbitants pour très peu de travail, lance M. Neil. Dans le quartier où je vis, la commission moyenne est autour de 30 000$. Avec la vigueur actuelle du marché, plusieurs maisons se vendent en quelques jours ou quelques semaines. Payer quelqu'un 30 000$ pour 10 ou 20 heures de travail, au maximum, c'est injustifié.»

Les agents se défendent

Dale Ripplinger, président de l'ACI, a refusé d'accorder une entrevue à La Presse Affaires. Dans un communiqué de presse daté du 8 février, il s'est toutefois dit surpris de la poursuite déposée par le Bureau de la concurrence, affirmant que les règles actuelles ne sont pas anticoncurrentielles et «permettent les modèles d'affaires innovateurs».

Michel Beauséjour, chef de la direction de la Fédération des chambres immobilières du Québec, a quant à lui tenu à défendre le rôle des agents et courtiers, qui sont environ 14 500 dans la province.

Selon des données compilées par la Fédération grâce à des données du Bureau de la publicité des droits, les parts de marché MLS sont passées de 50% en 2004 à 70% en 2008 au Québec. En clair, le nombre de propriétaires qui choisissent de vendre avec un agent plutôt que par eux-mêmes aurait bondi de 20% en quatre ans dans la province, soutient l'organisation.

Pour valoriser le rôle de ses membres, la Fédération a lancé en février une nouvelle campagne publicitaire télé et radio. «Il y a une valeur ajoutée à l'utilisation d'un agent immobilier et l'agent est un professionnel de l'immobilier, explique M. Beauséjour. C'est tout ce qu'on dit. On ne fait pas peur à personne là-dedans.»

Nicolas Bouchard, fondateur et directeur général du site Duproprio.com -dans lequel Power Corporation, propriétaire de La Presse, détient une participation minoritaire-, croit plutôt que les associations d'agents immobiliers font de véritables «campagnes de peur».

«C'est l'énergie du désespoir qui dicte leurs façons de faire, lance M. Bouchard. Plutôt que de concentrer leurs énergies à revoir leur modèle d'affaires et à innover, dans le fond, ils travaillent à essayer de garder leur clientèle dans le modèle actuel.»

Le débat demeure vif et ne se réglera pas demain matin. Le litige devant le Tribunal de la concurrence devrait prendre «au moins six mois» à se régler, selon un haut fonctionnaire qui a requis l'anonymat. À moins que les deux parties en arrivent à une entente à l'amiable d'ici là.