L'immeuble de béton gris où loge le Bureau de la concurrence à Gatineau est un des symboles les plus puissants de la bureaucratie canadienne. Dans cet imposant édifice, et tous ceux des environs, qui forment le complexe du Portage, des milliers de fonctionnaires fédéraux s'activent du lundi au vendredi pour faire rouler l'énorme machine étatique.

En dépit de son emplacement, le Bureau se défend d'être un monstre de lenteur administrative. «Si vous regardez certaines statistiques, vous verrez que 90% des fusions qu'on étudie reçoivent le feu vert en 10 jours», lance Melanie Aitken, nouvelle commissaire de la concurrence du Canada entrée officiellement en poste en août dernier.

Dossier brûlant

L'organisme fédéral, voué à défendre et promouvoir la concurrence au pays, semble ces jours-ci sur une véritable lancée. Le Bureau a reçu au début de l'année des pouvoirs accrus du Parlement, qui lui permettent d'agir plus vite - et de façon plus ciblée - dans les cas de pratiques commerciales douteuses.

Ces changements sont les plus importants apportés à la Loi sur la concurrence depuis un quart de siècle, dit Melanie Aitken, avocate torontoise de 43 ans, qui a reçu La Presse Affaires dans son vaste bureau avec vue sur la rivière des Outaouais. «C'est maintenant beaucoup plus facile pour nous de poursuivre avec succès.»

Le Bureau de la concurrence a justement lancé une poursuite très médiatisée il y a quatre mois contre l'Association canadienne de l'immeuble (ACI).

Un dossier brûlant, dont l'issue pourrait faire baisser les juteuses commissions versées aux agents immobiliers du pays, qui ont totalisé 7,5 milliards de dollars l'an dernier.

Le coeur du problème touche le système inter-agences - aussi appelé MLS -, utilisé par les agents pour réaliser 90% des transactions immobilières au Canada. Le Bureau accuse l'ACI de décourager l'émergence de tout nouveau modèle d'affaires en adoptant des «pratiques anticoncurrentielles» qui réduisent de façon indue l'accès au réseau MLS.

Selon la poursuite, les règles de l'ACI empêchent les Canadiens de bénéficier de forfaits «allégés». Par exemple, de payer des frais fixes pour inscrire leur maison sur MLS, ce qui lui donne une grande visibilité, pour ensuite faire une partie du travail eux-mêmes, comme les visites libres ou la signature de documents.

Melanie Aitken se défend de vouloir détruire le gagne-pain des 99 000 agents du pays, dont la rétribution moyenne tourne autour de 5% du prix de vente d'une propriété. Mais elle est persuadée que l'émergence de nouveaux modèles d'affaires profitera à tous les Canadiens.

«En fin de compte, c'est une question de choix, avance la commissaire. On ne dira pas aux gens de ne pas prendre un forfait «tout-inclus» auprès de leur agent si c'est ce qu'ils veulent, et on s'attend à ce que de nombreuses personnes continuent à choisir ce modèle traditionnel. Mais l'enjeu ici est le choix. Et quand on introduit des options et de la concurrence dans un marché, on observe une tendance à la baisse sur les prix pour tout le monde.»

L'ACI a assoupli ses règles à la fin de mars, après le dépôt de la poursuite. Mais Melanie Aitken n'est toujours pas satisfaite. Elle craint que l'Association concocte de nouveaux règlements restrictifs dès qu'un nouveau modèle d'affaires gagnera en popularité, ce qui viendrait tuer dans l'oeuf tout changement à la dynamique du marché.

La cause sera donc entendue devant le Tribunal de la concurrence d'ici six mois, à moins d'une entente de dernière minute. «On veut une solution permanente», tranche-t-elle.

Une avocate ambitieuse

Melanie Aitken, qui a fait l'aller-retour entre la pratique du droit en cabinet privé et au gouvernement après sa sortie de l'Université de Toronto, a abouti au Bureau de la concurrence en 2005.

Elle a alors quitté la Ville-reine pour occuper le poste de sous-commissaire adjointe responsable des fusions, une de ses spécialités. C'est au terme d'un processus d'entrevue «exhaustif et fatigant» qu'elle a abouti dans le siège du conducteur l'an dernier.

L'avocate a plaidé dans des causes de haut niveau - notamment dans le dossier de fusion de Superior Propane - pendant sa carrière et a été nommée dans plusieurs palmarès des meilleurs juristes au pays. Avec sa feuille de route impressionnante et son apparence tirée à quatre épingles, on la devine hautement ambitieuse. Mais elle se défend d'avoir cherché le feu des projecteurs en lançant une poursuite de haut vol contre les agents immobiliers, ce que des membres de l'ACI ont laissé entendre.

«J'ai un mandat à remplir et il s'agit d'une question très importante pour les Canadiens, lance Mme Aitken. C'est un dossier qu'on a essayé très fort de régler à l'amiable et cela aurait vraiment été préférable selon moi.»

Outre la question de l'immobilier, la commissaire se réjouit de voir son Bureau bénéficier de plus de pouvoirs grâce à la modernisation récente de la Loi sur la concurrence. Les changements à la législation faciliteront notamment la tâche à l'organisme dans les dossiers de fixation des prix, explique Melanie Aitken.

«Avec l'ancienne loi, que nous étions les seuls à avoir dans le monde, il fallait non seulement prouver qu'il y avait une entente entre les concurrents pour fixer les prix et entraver la concurrence, mais aussi que cela avait eu un effet sur le marché, sur le plan criminel, au-delà de tout doute raisonnable», souligne-t-elle.

En clair, la faute était tellement dure à prouver que le Bureau se croisait les doigts pour obtenir un plaidoyer de culpabilité de la part des entreprises visées.

Paradoxalement, les changements à la Loi sont aussi venus décriminaliser le traitement de certaines questions liées à la concurrence. Désormais, les problèmes soulevés par des ententes de distribution ou coentreprises douteuses sont étudiés à l'extérieur des cours criminelles. Si les groupes visés acceptent de modifier leurs pratiques - dont ils ne soupçonnaient pas toujours l'illégalité -, ils ne seront soumis à aucune pénalité ou accusation, explique Mme Aitken.

«Nous croyons que cela permet de départager beaucoup plus clairement les pratiques vraiment ignobles comme la fixation des prix, qui nuisent très clairement à l'économie canadienne, et les ententes créatives et innovatrices que des concurrents peuvent tenter de faire pour réaliser des économies d'échelle», souligne la commissaire.

Pas tendre envers les «mauvais» commerçants

Malgré tout, Melanie Aitken ne se montre pas tendre envers les commerçants qui roulent les consommateurs en toute connaissance de cause.

Elle cite le dossier de fixation des prix par des stations d'essence en Estrie, qui a donné lieu jusqu'à maintenant à des amendes de 3 millions de dollars et à des peines cumulées de 54 mois de prison.

«Le seul fait d'aviser son concurrent qu'on va augmenter le prix d'un cent le litre coûte des millions de dollars aux consommateurs, et cela, seulement dans quelques marchés locaux au Québec», rappelle-t-elle.

Mme Aitken encourage d'ailleurs tous les Canadiens à «ne pas se sentir honteux» et à porter plainte s'ils s'estiment victime d'une quelconque fraude. Elle cite plusieurs stratagèmes utilisés par les cybercriminels pour siphonner de l'argent par le biais de l'internet.

La commissaire n'a qu'un conseil à donner: «Si ça semble trop beau pour être vrai, ça l'est probablement.»