Il a relevé le pari fou d'implanter l'un des symboles les plus forts du capitalisme, les restaurants McDonald's, en pleine Union soviétique. Vingt ans plus tard, il aide le Cirque du Soleil à conquérir la Russie. Et quand Jean Charest organise une mission commerciale au pays de Medvedev, c'est lui qu'il appelle. À 73 ans, George Cohon n'a rien perdu de son bagou. Rencontre avec un entrepreneur considéré comme l'un des plus brillants de sa génération.

Pas facile d'interviewer George Cohon. Relâchez votre vigilance quelques minutes et vous réalisez soudain que c'est lui qui pose les questions. Il veut savoir qui vous êtes, comment fonctionne votre enregistreuse, ce que pense le photographe qui vous accompagne de la Russie ou des possibilités de la photo numérique. À 73 ans, George Cohon a de petits yeux bleus qui brillent d'une curiosité qui se pose partout à la fois. «George, ralentis. Tu virevoltes comme un papillon», lui a déjà lancé Fred Turner, l'ancien président du groupe McDonald's.

Ce n'est pas que George Cohon n'aime pas parler de lui. Au contraire. «Je vais vous raconter une histoire incroyable», lance-t-il à tout propos. Ou encore: «Je vais vous raconter une histoire russe incroyable.»

Et des histoires incroyables, George Cohon en a un sac plein, accumulées au fil d'un parcours qui est loin d'être banal.

M. Cohon (appelez-moi George, rectifierait-il) est le fondateur des restaurants McDonald's au Canada et l'homme derrière l'Œuvre des Manoirs Ronald McDonald's, qui vient en aide aux enfants atteints de maladies graves.

Mais son coup le plus fumant, abondamment raconté, est d'avoir fait débarquer les restaurants McDonald's en terre russe.

Dans son autobiographie, To Russia with Fries (En Russie avec des frites, un clin d'oeil au roman et au film From Russia with Love), M. Cohon raconte l'improbable épopée de cette idée qui a germé dans son cerveau lors des Jeux olympiques de Montréal de 1976, quand il rencontre par hasard une délégation soviétique qu'il décide d'inviter au McDo de la rue Atwater.

C'est en voyant les Soviétiques croquer avec enthousiasme dans leurs Big Macs qu'il fomente son projet: aller ouvrir des restaurants chez eux. Dire qu'il rencontrera des obstacles pour le concrétiser est un euphémisme. Entre la bureaucratie soviétique, le scepticisme du conseil d'administration de McDonald's, l'absence de fournisseurs en Russie et les doutes sur la capacité d'y recruter des employés qui comprennent quelque chose au service à la clientèle, M. Cohen travaillera d'arrache-pied pendant 14 longues années avant de pouvoir crier victoire.

«Toutes ces années, tout le monde m'a dit: tu ne peux pas faire ça. Mais il n'y a pas un seul moment où j'ai pensé que ça ne marcherait pas. Chaque fois que quelqu'un me lançait une raison pour laquelle ça échouerait, je trouvais une nouvelle raison pour laquelle ça fonctionnerait», dit-il aujourd'hui.

Pour lui, une et une seule chose a toujours compté: le marché russe est immense, et McDonald's offre des produits que les Soviétiques rêvent de consommer.

L'histoire finira par lui donner raison. Le 31 janvier 1990, une file de 5000 personnes se masse devant les portes du restaurant du Square Pouchkine, à Moscou. L'endroit finira par servir 30 000 personnes pendant la journée, établissant un record de ventes absolu.

Vingt ans plus tard, la Russie est encore le pays d'Europe où McDonald's connaît la plus forte croissance.

«On a 250 restaurants et on va en ouvrir 45 autres cette année», énonce M. Cohon avec fierté.

Cette histoire, M. Cohon s'en fait parler constamment. Et note qu'avec le temps, elle est perçue avec une autre perspective.

«Je ne veux pas me donner des tapes dans le dos à moi-même. Je ne veux pas me prendre trop au sérieux», avertit-il, avant d'évoquer une entrevue qu'il a donnée récemment à la radio de la BBC.

«Un moment donné, le journaliste a commencé à parler de l'effet que nous avons eu sur la chute du mur de Berlin. Il nous a présenté comme des pionniers parce qu'on a été les premiers à entrer. Il nous appelait les colombes de la Perestroïka», dit-il, étonné lui-même d'une telle analyse.

«J'ai l'impression que les gens regardent ça avec le recul et se disent: McDonald's a déclenché quelque chose.»

Mais George Cohon ne se contente pas de ressasser les exploits du passé. Même s'il ne porte plus de titre officiel chez McDonald's, il continue de s'y impliquer. «Je fais semblant de travailler, et ils font semblant de me payer», lance-t-il en rigolant.

«Quand je suis en ville, je vais au bureau chaque jour, explique avec plus de sérieux celui qui partage maintenant son temps entre Toronto, la Floride et la Russie. Je vais aux conventions, je parle aux hauts dirigeants. Je ne suis pas le genre de gars qui prend sa retraite.»

Avec son fils Craig, qui a suivi ses traces en amenant Coca-Cola en Russie, l'homme vient aussi de former une coentreprise pour aider le Cirque du Soleil à percer en Russie et en Ukraine.

«Au fil des ans, plusieurs personnes m'ont demandé de les aider à établir des entreprises en Russie. Mais les gens du Cirque du Soleil sont les premiers à qui je dis oui. Je l'ai fait parce que j'ai beaucoup de respect pour eux. Ces gens extrêmement créatifs amènent le divertissement à un autre niveau. Et je me sentais confortable d'aller voir le maire de Moscou et de lui dire: laisse-les entrer, ce sont de bonnes personnes.»

Les défis, évidemment, sont loin d'être les mêmes que lorsque George Cohon planchait à convaincre les Soviétiques des vertus du cheeseburger en pleine guerre froide.

«Je crois effectivement que c'est plus facile qu'avant. Mais en Russie, il faut faire les choses d'une certaine façon, dit M. Cohon. Plusieurs gens essaient de lancer quelque chose alors qu'ils sont assis à Montréal ou à Toronto. Ils ne vont pas là-bas, ils ne rencontrent pas les gens.»

On touche là au coeur de la philosophie d'affaires de George Cohon, qui croit davantage au pouvoir d'un repas agrémenté de quelques verres de vodka et de bonnes blagues que d'une discussion téléphonique autour d'un fichier Excel.

Son autobiographie regorge d'ailleurs de coups pendables, comme la fois où il s'est mis à déboutonner sa chemise devant l'ancien président Mikhail Gorbachev, «qui a paru un peu choqué». Sous sa chemise, M. Cohon portait un t-shirt où il avait imprimé une photo de sa première rencontre avec l'ancien président. Gorbachev a fini par s'esclaffer avant d'être secoué d'un long fou rire.

En 1982, à l'époque où Pierre Elliot Trudeau avait défrayé les manchettes pour avoir fait un doigt d'honneur à des manifestants, M. Cohon lui a offert une paire de gants... dont le majeur avait été cousu.

En Russie, pour impressionner un groupe de politiciens soviétiques, il a fait semblant de jouer de la balalaïka, un instrument à cordes russe, en plein restaurant, avant de révéler son truc: une radio cachée dans la caisse de l'instrument.

Si on cogne aujourd'hui à sa porte, c'est justement à cause de son carnet de contacts. M. Cohon, qui a rencontré autant Mikhail Gorbatchev que Boris Eltsine, est un ami de longue date de Brian Mulroney et du puissant maire de Moscou, Iouri Loujkov.

«Chaque personne a sa façon de faire des affaires; la mienne est basée sur les contacts humains», dit-il.

Sa conception du travail passe par une notion essentielle à ses yeux, et sur laquelle il estime qu'on n'insiste pas assez: le plaisir. «Si vous vous levez le matin et que vous n'avez pas hâte d'aller travailler, changez de boulot!», lance-t-il.

C'est justement parce qu'il s'amuse encore qu'il continue de travailler. «Qu'est-ce que je ferais d'autre? Jouer au golf? Pfffft. Quelqu'un d'autre, peut-être, mais pas moi. Que mon handicap monte ou baisse, vous savez... Je m'en fous complètement.»

George Cohon en bref

> Né à Chicago en 1937

> Études en droit à la Northwestern University

> Fondateur des restaurants McDonald's du Canada

> Fondateur des restaurants McDonald's en Russie

> Fondateur de l'Œuvre des Manoirs Ronald McDonald's du Canada et de Russie

> Président du conseil, président et chef de la direction de McDonald's Canada de 1971 à 1992

> Membre du conseil d'administration de McDonald's Canada jusqu'en 2005

> Membre du conseil d'administration de plusieurs entreprises dont la Banque Royale (jusqu'en 2008) et Astral Media (où il est toujours).

> Marié et père de deux fils. Son fils Craig travaille avec lui à aider le Cirque du Soleil à s'implanter en Russie et en Ukraine, tandis que Mark est commissaire de Ligue canadienne de football.