Il a trempé dans la création d'une douzaine d'entreprises, a envisagé une carrière de boxeur professionnel et est passé à un cheveu de devenir champion canadien de course automobile. Aujourd'hui, Jacques Bernier assouvit son goût du risque en gérant le plus important réservoir de capital-risque au pays. Son rêve: relancer l'innovation au Québec. Et il ne craint pas de brasser la cage pour y parvenir.

Octobre 2008. Tous les grands bonzes du capital-risque canadiens sont réunis à Québec pour faire le point sur leur industrie. Le constat est déprimant: malgré quelques succès ici et là, les dollars risqués depuis des années dans les inventions canadiennes les plus prometteuses n'ont, dans l'ensemble, pas rapporté un cent.La réaction des grands investisseurs institutionnels est presque unanime: il faut se retirer du secteur. Mais autour de la table, il y a un homme qui bout. Cet homme, c'est Jacques Bernier.

«Après deux minutes, j'ai mis mes gants de boxe, raconte le principal intéressé. Après 10 minutes, je les ai lancés par terre pour y aller à mains nues. J'ai fait beaucoup de boxe dans ma vie, vous savez. Et je pense que ça me sert pas mal.»

Nous reviendrons sur la passion pour la boxe de M. Bernier. Pour l'instant, l'homme qui est à l'époque premier vice-président du Fonds de solidarité FTQ avoue que son discours du moment est «vigoureux».

«Ce que j'entends, c'est: ce ne sont pas de bons actifs, il n'y a pas de rendement, on ne fait rien de bon là-dedans. Et ça me rend de mauvaise humeur. Parce que ce que je veux laisser à ma fille, ce n'est pas un Québec et un Canada de ressources naturelles et de Wal-Mart.»

Il finira par lancer son message aux dirigeants des grandes caisses de retraite du pays. Un message qui a l'avantage d'être clair.

«Je veux bien croire que le capital-risque n'a pas été la meilleure chose dans le passé. Mais si vous n'avez pas de plan pour le futur, ça va. Moi, j'en ai un plan. Et si vous êtes contre, au moins ne soyez pas dans les jambes et débarrassez le plancher.»

Un an et demi plus tard, Jacques Bernier est installé dans son bureau de la rue Maisonneuve, à Montréal. Il travaille à mettre son plan en oeuvre.

Ce plan a un nom: Teralys. Avec 1,3 milliard sous gestion, il s'agit tout simplement du plus gros pool de capital-risque au pays.

Ce nouveau joujou, Jacques Bernier a remué ciel et terre pour le mettre sur pied. Il a cogné aux portes, plaidé sa cause, expliqué ses motivations.

La Caisse de dépôt et placement du Québec et le Fonds de Solidarité FTQ ont décidé de lui confier chacun 250 millions; le gouvernement du Québec a mis 200 millions.

Le résultat est une enveloppe de 700 millions à mettre dans les poches des inventeurs afin de transformer leurs idées en succès entrepreneuriaux. En plus de ça, la Caisse et le Fonds de solidarité ont confié à Teralys leur portefeuille déjà existant de capital-risque. À 300 millions chacun, ça fait 600 millions supplémentaires sous la gouverne de Jacques Bernier.

Teralys ne confiera pas directement l'argent aux entrepreneurs. Il s'agit d'un «fonds de fonds». L'idée: investir dans des fonds de capital-risque spécialisés qui, eux, ont les yeux braqués sur des sous-secteurs bien précis de la techno, de la biotech ou du secteur en plein boom des technologies propres.

Ces fonds investiront ensuite dans les jeunes entreprises. Plusieurs d'entre elles échoueront. Mais avec un peu de chance – et d'expertise – on tombera sur un Research in Motion ou un Biochem Pharma qui fera exploser les Bourses.

La question à 1,3 milliard de dollars est évidemment la suivante: si le capital-risque n'a pas rapporté dans le passé, pourquoi diable s'y relancer avec autant d'enthousiasme? D'abord parce que baisser les bras reviendrait à signer la fin de l'entrepreneuriat technologique au Québec, répond Jacques Bernier. Ensuite parce qu'on peut apprendre des erreurs du passé au lieu de les répéter.

Premier changement de cap: désormais, Jacques Bernier veut mettre le capital-risque dans les mains de ceux qui ont déjà vu une entreprise en démarrage de près. Parce que trop souvent, ceux qui distribuent le capital-risque sont des financiers qui connaissent mal les réalités du terrain.

«Mouton noir»

Jacques Bernier se décrit lui-même comme un «mouton noir» dans l'industrie. Il est ingénieur, et a passé la première partie de sa carrière à lancer des entreprises (il a été impliqué dans la création de pas moins d'une douzaine de boîtes de technologie).

Le tout premier et seul investissement de Teralys à ce jour est d'ailleurs révélateur. En décembre dernier, Teralys a confié 75 millions au fonds de capital-risque Tandem Expansion, dirigé par l'ex-entrepreneur bien connu Charles Sirois.

«Un entrepreneur qui investit dans un entrepreneur, qui investit dans des entrepreneurs: ça correspond exactement à ce qu'on veut faire», dit M. Bernier.

Mais il y a plus. Jacques Bernier n'est pas tendre envers son industrie, qui est selon lui devenue «une business de frais de gestion». Ce qu'il dénonce est simple: en gérant l'argent de divers investisseurs, un fonds de capital-risque peut aujourd'hui faire de l'argent même si les entreprises dans lesquelles il investit s'effondrent.

«Les intérêts de l'investisseur, du gestionnaire et de l'entrepreneur ne sont plus alignés. Ça n'aide pas à prendre les bonnes décisions», déplore-t-il.

Jacques Bernier a décidé que les «règles du pouce» que les investisseurs utilisent pour payer les gestionnaires de fonds ne tiennent plus avec lui. Teralys leur versera l'argent dont ils ont besoin pour leur plan d'affaires, point à la ligne.

«Évidemment, quand j'arrive avec des visions comme ça, je ne suis pas le plus populaire auprès des gestionnaires de fonds, admet M. Bernier. Mais notre taille nous permet d'avoir un leadership d'opinion. Et le leadership d'opinion, ça veut dire: ça a été une business de frais de gestion, on n'a pas fait de profit, on change ça.»

Déterminé, Jacques Bernier? «On veut changer le monde, lance-t-il. On veut aider les entrepreneurs et la nouvelle génération. On a des idées bien claires et on sait ce qu'il faut pour créer des succès. On va tout faire pour que ça arrive.»