La demande pour les feuilles d'aluminium destinées à l'industrie automobile s'apprête à exploser, mais le Québec, qui devrait être en mesure d'en profiter, pourrait «rater le bateau» si le gouvernement provincial ne fait pas preuve d'audace en matière de prix d'énergie.

C'est du moins ce qu'affirme le président et directeur général de l'Association de l'aluminium du Canada, Jean Simard, selon qui la renégociation des contrats à partage de risque, par lesquels le gouvernement doit fixer les tarifs d'électricité des grandes alumineries, doit absolument rétablir la compétitivité des producteurs d'ici.

«Il faut qu'on ose se donner les conditions de réussir le développement. Présentement, les gouvernements n'osent pas», a indiqué M. Simard en entrevue avec La Presse Canadienne depuis Doha, au Qatar.

La décision de Ford Motor Co., annoncée au début de l'année, de construire la populaire camionnette F-150 en aluminium à compter de 2015 a lancé une véritable ruée vers l'aluminium en feuilles selon les dirigeants de Novelis, le plus important fournisseur mondial de feuilles d'aluminium destinées à l'industrie automobile.

Ces dirigeants, cités dans le Detroit News plus tôt cette semaine, affirment être en pourparlers avec tous les manufacturiers automobiles depuis cette annonce, mais ajoutent qu'il n'y aura pas suffisamment d'aluminium transformé pour répondre à une telle demande à court terme, Ford ayant monopolisé l'offre. La capacité de production devra donc être augmentée, ce qui signifie la construction de nouvelles usines de transformation.

La camionnette F-150 est le véhicule le plus vendu en Amérique du Nord année après année depuis des décennies, toutes catégories de véhicules confondues.

Jean Simard estime que l'annonce de Ford vient complètement changer la donne puisqu'il ne fait aucun doute, selon lui, que les autres manufacturiers automobiles suivront le mouvement.

«Ça risque d'être ce qu'on appelle un «game changer» pour l'industrie de l'aluminium en ce sens où ce n'est pas une nouvelle application comme telle, mais c'est un nouveau marché qui risque de prendre une envergure considérable.»

De plus, M. Simard fait valoir qu'un autre nouveau marché est sur le point de s'ouvrir, soit celui de l'Europe, à la suite de la conclusion de l'entente de libre-échange avec le Canada.

Bref, tout serait en place pour relancer l'industrie de l'aluminium, qui fait du sur place au Québec depuis quelques années.

Or, ce n'est pas le cas: M. Simard affirme que l'exploitation des gaz de schiste aux États-Unis a complètement changé la donne, faisant chuter le coût de l'énergie requise pour produire de l'aluminium à 2,5 cents le kilowatt-heure (kWh) chez nos voisins du sud. À titre comparatif, le tarif L qui doit s'appliquer aux alumineries québécoises s'élève à 4,7 kWh, ce qui fait du Québec, selon lui, «l'endroit sur la planète où l'énergie coûte le plus cher pour produire de l'aluminium.»

«Il faut qu'on revoie la tarification énergétique. Ça ne se fera pas sans ça. Nous allons manquer le bateau. Le marché de l'automobile va se développer avec l'aluminium, mais on ne sera pas là affirme-t-il sans détour.

Il rappelle que tous les acteurs ont oeuvré à la mise en place d'une grappe industrielle de l'aluminium pour accroître la transformation au Québec avec l'objectif de doubler la transformation au cours des dix prochaines années. «Les producteurs primaires ont investi, le secteur privé est là, les gouvernements ont investi. On se donne toutes les conditions pour que ça fonctionne. Il y a un élément sur lequel on n'a pas de contrôle, c'est le coût de l'énergie et c'est ça qui va faire la différence.»

Néanmoins, il reconnaît tout de même qu'il y a des possibilités en aval de la première transformation effectuée par les alumineries: «L'intérêt pour nous, ce serait de faire une partie de cette transformation ici ou bien de faire la troisième transformation, c'est-à-dire d'avoir dans notre parc de transformateurs d'aluminium, des entreprises qui font des composantes qui entreraient dans la fabrication du Ford F-150, et ça, c'est très possible.»

M. Simard est à effectuer une tournée des nouvelles alumineries qui se multiplient au Moyen-Orient, où les réserves énergétiques permettent de produire de l'aluminium à faible coût dans des installations gigantesques.

«C'est tellement gros ce qui s'est bâti ici (au Moyen-Orient) comme capacité, c'est tellement considérable et ils se préparent à expédier aux États-Unis parce qu'ils veulent répondre à la croissance de la demande sur le marché américain. Ce serait dommage qu'on rate le bateau alors que nous sommes collés sur ce marché, qui est notre marché traditionnel.»

Pourtant, en parallèle, les stocks historiquement élevés d'aluminium sur le marché ont poussé les prix à la baisse, alors qu'il se négocie autour de 1600 $ la tonne. Il est donc clair que les investisseurs misent sur une reprise de la demande.

Selon M. Simard, un redressement des prix stimulé par une demande accrue et une renégociation avantageuse des tarifs d'électricité pourrait éventuellement permettre de relancer des projets comme la deuxième phase de l'aluminerie Alcoa de Baie-Comeau, les phases 2 et 3 de l'aluminerie AP-60 de Rio Tinto Alcan à Saguenay et l'expansion de l'aluminerie de RTA à Alma ainsi que l'expansion de l'aluminerie Alouette à Sept-Îles, des projets totalisant plusieurs milliards de dollars.

Pour cela, toutefois, il faudra que les tarifs d'électricité se situent dans le premier quartile, soit à 2,7 cents du kWh ou moins.

«Les producteurs ont été très clairs, indique M. Simard. Si on veut consentir les investissements requis - et ce sont des milliards de dollars - il faut que le coût d'énergie soit dans le premier quartile des prix. Je me suis fait dire la même chose ici au Moyen-Orient par les producteurs. Il n'y a pas un chat sur la planète qui va mettre un sou en croissance sans que l'énergie soit dans le premier quartile. Ça veut dire au maximum 2,7 cents au kilowatt-heure.»

À l'opposé, il n'hésite pas à brandir le spectre d'une éventuelle décroissance à défaut d'un coût énergétique plus compétitif.

«Sans un ajustement de la tarification énergétique pour tenir compte des changements survenus dans le monde au niveau du coût de l'énergie, on pourrait s'aligner vers une décroissance de certains de nos effectifs de production, c'est sûr», laisse-t-il tomber.

Les contrats de partage de risque dont bénéficient Alcoa et Alouette viennent à échéance, respectivement en 2014 et en 2016. Rio Tinto Alcan, qui produit elle-même l'énergie de ses alumineries, est indirectement touchée par ces négociations puisqu'il possède des intérêts dans l'aluminerie ABI d'Alcoa à Bécancour et dans celle d'Alouette à Sept-Îles.