En novembre 2009, Linda et John Shelley, du New-Hampshire, ont perdu toutes leurs économies de retraite dans une arnaque à la Ponzi. N'ayant plus rien à perdre, ils ont décidé de mettre sur le marché le jeu de cartes que John avait inventé à temps perdu - une manière de paquet voleur complexe, dans lequel il faut amasser et subtiliser des cartes à motif de pièces d'or (inutile d'appuyer sur la symbolique). Jusqu'à présent, ils ont investi 100 000$, notamment en hypothéquant leur maison. «Il faut que ça soit un succès, déclare Linda Shelley. Sinon...»

Ils consacrent 20 000$ à leur présence au Toy Fair de New York. Une partie de cet investissement s'exprime dans leurs polos brodés au nom de leur jeu et dans les tasses imprimées d'un «Bag-a-loot, America's new favorite card game». Les deux conjoints interprètent une petite comptine qu'ils ont composée pour vanter leur jeu... C'est du marketing d'un autre âge: beaucoup d'enthousiasme, mais peu de chances de succès.

Mais qui sait, nous sommes en Amérique...

Les aspirants

Du 13 au 16 février, le 108e Annual American International Toy Fair - 100 000 produits, 1100 exposants, 30 000 visiteurs - se déploie sur deux étages et dans des ailes exclusives. Les aspirants au succès sont pour la plupart regroupés au niveau le plus bas, mais c'est là que les espoirs sont les plus élevés.

Tous les univers s'y rencontrent: les Jewish Educational Toys, les hélicoptères télécommandés, les jeux écologiques... et les armes à nourriture. Dans le stand de Marshmallow Fun, on propose d'essayer des fusils qui projettent des guimauves à 30 pieds de distance. Un visiteur tire et atteint un passant. «Oups, excusez-moi, monsieur.» Car la guerre est féroce dans les allées: c'est à qui attirera le mieux l'attention des grandes chaînes. C'est tout le drame d'une digne et stoïque dame d'âge mur, dans le stand Charm and Co, où elle vend des chevaux à bascule à l'ancienne, en peluche et berceaux en bois. Tous les visiteurs lui tournent le dos jusque sur son seuil, massés devant le stand d'en face. Un ado attardé, complètement trempé dans une cage transparente, y fait la démonstration du Geyser Tube. Une douille contenant des bonbons Menthos est vissée à la place du bouchon d'une bouteille de deux litres de Coke... pleine. Un bouton fait tomber les Menthos dans la bouteille, et c'est l'explosion effervescente: un jet de boisson gazeuse jaillit à haute pression. Notre gugusse fixe alors une autre bouteille à une plateforme à roulette, et voilà une voiture à réaction, lancée dans une longue rampe transparente. Une certaine vision américaine du jeu...

Et les puissants

Les fabricants bien établis sont installés au deuxième niveau. À l'entrée de ce temple se dresse un double symbole, celui de la démesure des géants du jouet, et celui de l'importance des licences de films. Lego y a placé une réplique grandeur nature de la voiture-personnage Lightning McQueen, du futur film d'animation Cars 2 de Disney. Elle comporte 325 000 briques et pèse trois tonnes. Pourtant, après ce coup d'éclat, c'est la discrétion la plus étanche. On ne franchit que sur rendez-vous l'immense enceinte jaune de Lego, grande comme un bungalow. «Il y a une incroyable demande pour voir nos produits, explique notre guide Karen Lynch Nolan. On ne peut pas les montrer à tout le monde.» Au Toy Fair, au moins trois autres fabricants présentent des jeux de construction compatibles avec Lego. La danoise défend son territoire en maintenant sa qualité, dans des thèmes de plus en plus éclatés. Notre guide nous montre la nouvelle collection de guerriers japonais Ninjago, qui associe les dragons mécaniques aux plus fins détails d'architecture traditionnelle.

Quelques pas plus loin, le vaste stand du géant québécois Mega Brands est lui aussi ceint d'une muraille, blanc et bleu cette fois. Le portail est gardé par une souriante réceptionniste et un grimaçant dragon en briques, gros comme un saint-bernard - «Je vais en prendre deux», rigole un passant.

Dans le saint des saints, ce n'est pas aux Toys 'R' Us et aux Walmart que l'on dévoile les nouveaux produits qui seront lancés dans l'année, mais aux plus petites bannières. «Les plus grandes chaînes ont déjà vu le produit depuis longtemps à l'étape du design», explique Vic Bertrand, chef de l'innovation. En fait, on y montre surtout les étalages de ces dernières créations. Sur leurs frontons bleus, des écrans vidéos mettent à profit toute la puissance des licences du superhéros Captain America et des voitures Need for speed.

Dans un petit local, derrière une porte fermée, on dévoile aux initiés (lire détaillants moyens) un nouveau puzzle à mettre au mur, duquel se projette un élément pictural tridimensionnel en carton plié (le loup est particulièrement impressionnant). Pourquoi cette discrétion dans la discrétion? «C'est pour être certain qu'on le montre de la bonne manière... et ça lui conserve son côté spécial», indique Guy Thomas, vice-président jeux et puzzles. Bref, c'est une mise en scène: le produit fera l'objet d'un communiqué dès le lendemain.

Le géant Mattel est dans une classe à part. Ils occupent, à l'écart, une salle d'exposition complète, divisée en pièces et corridors par des panneaux blancs anonymes. Rien à y voir si on n'y est pas invité. C'est là que les grands s'amusent avec leurs milliards.

«Depuis une vingtaine d'années, les innovations d'Hasbro et Mattel, c'est d'acheter tout ce qu'il y a autour», observe Christian Lemire, gérant du design de la collection Kids and collectors, chez Mega Brands. Ce sont des monstres affamés: Fisher Price, Kenner, Ideal, Parker Brothers, Milton Bradley ont tous été avalés. Des histoires à faire peur aux enfants.