Les bonzes de l'industrie alimentaire décernent chaque année leurs Grands prix canadiens, remis aux nouveaux produits les plus innovateurs. Des produits qui tombent pile dans les besoins des consommateurs et qui sont voués à un brillant avenir. Cette année, les grands honneurs sont allés à... des oeufs cuits durs, prêts-à-manger!

Sommes-nous devenus si pressés par le temps que nous préférons acheter nos oeufs déjà cuits? «Non seulement nous manquons de temps, mais nous voulons des produits pratiques, qui pourront même se manger dans la voiture, derrière le volant», répond JoAnne Labrecque, professeur de marketing à HEC Montréal. Cette spécialiste des questions liées à l'alimentation n'est pas du tout étonnée de voir apparaître cette nouvelle génération de prêt-à-manger, des produits qui demandent un strict minimum de manipulation. Ils en disent long sur les habitudes et les besoins de la société. 

Les Grands prix sont décernés par le Conseil canadien de la distribution alimentaire qui rallie les grands détaillants du pays. Parmi les autres gagnants de la soirée, le bagel fait en tuyau qui est déjà farci avec du fromage à la crème, une création de Kraft, qui a raflé les honneurs dans la catégorie aliments préparés congelés.

Étonnant? «Combien d'adolescent mangent devant la télévision?» demande JoAnne Labrecque. Ces aliments portables sont faits pour eux.

Immanquablement, plus le produit fait gagner du temps au consommateur, plus il l'en éloigne de l'aliment comme ingrédient.

Plus besoin de guetter la cuisson de l'oeuf, de le manipuler et de s'assurer que le jaune est cuit à point. Finies aussi les odeurs de bagel qui grille dans la maison.

Frédéric Blaise, président de l'agence Enzyme, spécialisée en communication de questions d'alimentation et nutrition, se veut rassurant: «Notre rapport à la nourriture n'est pas rendu si machinal», indique-t-il.

«Il ne faut pas que l'agroalimentaire profite des contraintes des consommateurs pour l'infantiliser», poursuit-il. Ce genre de produits est destiné à une petite partie de la population, dit-il, qui est toutefois assez importante pour justifier leur lancement.

Notre manque de temps a fait décupler l'offre de produits préparés et sous le parapluie du prêt-à-manger, se trouvent maintenant le meilleur et le pire.

Parmi les nouveautés, ces mélanges de biscuits en tuyau, dans lequel on ajoute un oeuf. Du presque-prêt-à-manger qui permet aux parents de faire des biscuits pour la famille, sans avoir à laver les bols et la mixette. Du coup, la maison sent le biscuit sucré et les parents se sentent moins coupable de manquer de temps pour cuisiner.

Selon Frédéric Blaise, en prêt-à-manger, le meilleur se qualifierait plutôt «d'adjuvant culinaire.»

Ce sont les légumes qui sont déjà coupés. Le fromage qui est déjà râpé. La pastille de café qui permet de se faire un excellent esspresso le matin, pendant qu'on fait les lunchs des enfants.

Une innovation vraiment utile pour le consommateur, explique Fédéric Blaise, n'éloignera pas le consommateur de sa cuisine: elle va lui permettre d'y rester. «Les adjuvants ont permis à bien des gens de ne pas abandonner les chaudrons», précise-t-il.

C'est aussi la conclusion de l'anthropologue américaine Margaret Beck. Son groupe de l'Université de Los Angeles (UCLA) a calculé la quantité d'aliments prêt-à-manger utilisée par les familles où les deux parents travaillent à l'extérieur de la maison. La plupart utilisaient ces aliments-raccourcis et cela leur permettait de préparer un repas à la maison plutôt que de ramasser un hamburger au retour du bureau. Son groupe a néanmoins noté que, finalement, les familles qui utilisent le prêt-à-manger dans la préparation du repas ne gagnent pas beaucoup de temps. Une dizaine de minutes, pour la manipulation des aliments.

Vite et santé

Ce n'est certainement pas d'hier que l'industrie alimentaire travaille à réduire le temps de cuisson pour faciliter la vie des consommateurs. «On revient à la boîte de conserve des années 50, dit JoAnne Labrecque. C'est toujours le même principe, mais avec plus de technologie.»

Le prêt-à-manger a été marqué par l'arrivée du TV Dinner, du Hamburger Helper et des gâteaux en poudre. Il doit donc rompre aujourd'hui avec une longue tradition d'aliments bas de gamme et sans grandes valeurs nutritives. 

«Le prêt-à-manger a tellement été associé au fast food, dit JoAnne Labrecque. C'était de la pizza surgelée et des rondelles d'oignons.»

Ces aliments sont toujours disponibles, dans le rayon des produits congelés, mais ils côtoient désormais le panini au fromage de chèvre et légumes grillés, plus chic et plus sain. En plus d'être déjà cuits et écaillés, les oeufs champions des Grands prix canadiens contiennent des oméga-3. Un détail qui est loin d'être anodin: 45% des aliments transformés lancés sur le marché canadien, l'année dernière, comportaient au moins un message de santé et de nutrition. 

«Auparavant, il n'y avait que le facteur temps et le côté pratique dans l'équation, mais maintenant, les consommateurs veulent aussi des produits qui ont de bonnes valeurs nutritives», affirme Sherri Jones, directrice du développement des innovations, pour l'usine de riz canadienne Dainty.

Dans l'industrie du riz, le temps est important et même crucial. S'il fallait encore attendre une demi-heure, pour chaque plat de riz mitonné, la consommation de riz serait à la baisse au pays. Or ce n'est pas le cas et c'est dû, en partie, aux riz à cuisson rapide. «C'est certainement un créneau qui est en croissance», concède Sherri Jones. C'est pourquoi chez Dainty, on n'a pas hésité à investir 4,5 millions de dollars pour acquérir une technologie européenne qui permet de réduire le temps de cuisson du riz, même pour le riz brun qui se prépare désormais en moins de 15 minutes. La demande pour les produits santé valait largement le coût. Car les consommateurs qui ont la santé au coeur de leur préoccupation sont aussi pressés par le temps que les autres. 

Selon JoAnne Labrecque, des adeptes du Slow Food peuvent aussi être de bons clients pour des produits d'épicerie prêt-à-manger. «Tout s'accélère dans notre mode de vie, dit-elle. Lorsque l'on entre au bureau à 9h et qu'on termine 12 heures plus tard, on n'a pas toujours le goût de se faire un petit mijoté...»

On est parfois étonné de voir apparaître de nouveaux produits, note la professeure de marketing, qui rappelle qu'à l'arrivée des salades déjà lavées et préparées en sac, une partie des cuisiniers avait aussi eu réaction dubitative. «Il y a 10 ans, tout le monde achetait ses salades en pommes, dit-elle. Maintenant, une importante proportion de gens achète ses salades en sacs, déjà préparées.»

Le même phénomène se produira-t-il avec les oeufs?