Au fur et à mesure que la porte s'ouvre, l'immense drapeau blanc et rouge de la Californie prend forme, peint sur un pan de mur entier. Rien d'anormal pour un restaurant planté au coeur de San Diego, rue University. Seulement, le museau de l'ours emblématique s'étire au-dessus d'une... poutine. Bienvenue chez Mess Royale, «Poutine Republic», comme le clame l'affiche qui coiffe l'enseigne.

Derrière le comptoir, Hugo Tassone accueille les clients, brasse la sauce brune et éduque les néophytes aux vertus de la célèbre mixture calorique.

Comme un lot croissant de restaurateurs, l'ex-résidant du Mile End entend convertir les Californiens à la poutine originelle. «Il y a un tas de places à San Diego qui ajoutent le plat à leur choix d'entrées, mais avant mon arrivée [il y a sept mois], aucune n'en faisait son principal commerce ou le préparait comme il faut», explique le jeune gestionnaire.

Il y a un an et demi, M. Tassone, qui est tombé  amoureux de la ville côtière de 1,3 million d'estomacs à force de visites éclair à son cousin, a largué sa vie montréalaise: «J'ai vendu ma voiture, mon condo, quitté ma blonde.» Le petit magot amassé lui a permis d'investir dans le tout montréalais Mess Royale, qui sert aussi des bagels St-Viateur.

«Pour moi, c'était clair: soit j'ouvrais un restaurant de tacos au poisson [spécialité sud-californienne] à Montréal, soit j'ouvrais un restaurant de poutines à San Diego. Je voulais avant tout faire découvrir un mets.»

À court terme, le restaurateur prévoit l'ouverture de deux autres «poutineries», l'une dans le festif quartier Pacific Beach et l'autre dans un aréna de la métropole. Féru de hockey, M. Tassone met d'ailleurs un point d'honneur à diffuser tous les matchs du Canadien.

De nouveaux acteurs

Pour l'instant, la compétition autour de la poutine classique se fait rare à San Diego, mais cette quiétude s'annonce brève.

Alan Goldstein, installé derrière la caisse d'un restaurant de la chaîne torontoise Smoke's Poutinerie, à Los Angeles, croit que la sauce «gravy» est peut-être l'or brun de demain.

Depuis deux mois, le franchisé sert des milliers de poutines sélectionnées parmi une trentaine de variétés, dont la «Montréalaise» - garnie de lambeaux de smoked meat - et la populaire «Bacon cheeseburger». Dans un décor canadien émaillé d'unifoliés, M. Goldstein accueille les fêtards du quartier Hollywood qui affluent jusqu'à 4h du matin le week-end. «À la sortie des bars, entre 2h et 3h, je peux vendre jusqu'à 100 poutines», se réjouit l'homme d'affaires né à Montréal, mais dont la famille a émigré alors qu'il avait 4 ans.

C'est devant l'enthousiasme de ses jeunes cousins torontois que M. Goldstein en est venu à s'intéresser au mets national québécois. Avant qu'il ne s'entende lui-même avec la chaîne du Torontois Ryan Smolkin, une franchise Smoke's Poutinerie avait déjà fait ses preuves depuis quelques mois dans la ville universitaire de Berkeley, près de San Francisco.

Les visées d'expansion du Canado-Américain ont de quoi faire frémir les diététistes. D'ici cinq ans, il prévoit l'ouverture d'au moins 20 restaurants sur un territoire exclusif entre Santa Barbara, à 150 km au nord de Los Angeles, et la frontière mexicaine. La dynamique San Diego est la prochaine ville dans ses cartons. Pour l'instant, «la sauce prend», rigole-t-il. Cinq autres franchises Smoke's Poutinerie doivent en outre voir le jour dans le nord de la Californie.

Animés par une saine compétition, les «poutiniers» nouveaux s'entendent sur un point: la version inscrite au menu d'innombrables pubs californiens n'a rien à voir avec l'originale: les frites surgelées, la sauce farineuse et le Monterey jack ne font qu'effleurer les flaveurs du fleuron québécois.

Mais le purisme de Mess Royale et Smoke's Poutinerie a un coût. Il faut non seulement tailler les pommes de terre au quotidien, trouver l'alchimie des sauces, mais aussi dénicher le parfait fromage en grains. Or, le «skouik-skouik» est rare au pays de l'Oncle Sam. «Il n'y a pratiquement que deux endroits dans le monde où l'on peut trouver du fromage en grains, explique Hugo Tassone. Il y a le Québec, bien sûr, mais la province exporte très peu aux États-Unis. Il faut donc se tourner vers le Wisconsin, le paradis du fromage.»

Faire école

Une autre chaîne de restauration rapide sise dans l'État voisin, l'Arizona, tente aussi de convaincre les Américains que le gras plat vaut davantage qu'un simple accompagnement. Le slogan de US Fries? «Ce n'est pas une poutine, c'est un repas.»

«Nous regardons pour ouvrir bientôt à San Diego et autour de l'Université de Californie à Los Angeles jusqu'à 4h du matin», a précisé le concepteur Tom Jones, originaire de Calgary, dans un échange de courriels avec La Presse Affaires. US Fries, qui mise sur une identité visuelle fièrement américaine, planche sur l'apparition d'une quinzaine de restaurants d'ici deux ans, tous «dans des villes universitaires».

Si Mess Royale flirte pour l'instant avec une clientèle familiale et sportive, Smoke's Poutinerie et US Fries ciblent deux groupes précis, qui s'avèrent souvent le même: les étudiants et les fêtards.

La Californie est l'un des États les plus jeunes - âge médian de 35,4 ans - et de loin le plus riche - 13% du produit national brut - des États-Unis, sans compter la vingtaine de villes universitaires qui animent son territoire.

Voilà sans doute pourquoi des gestionnaires salivent en même temps que leurs clients lorsqu'il est question de répandre la poutine dans le Golden State. Frites dorées, pépites de fromage et filons de sauce brune: l'État semble prêt pour une nouvelle ruée.