Après s'être heurté à un mur aux États-Unis et en Colombie-Britannique, l'industrie pétrolière albertaine vise maintenant le Québec pour écouler du pétrole issu des sables bitumineux. Mais pendant que l'Office national de l'énergie (ONE) se penche sur le projet d'inversion du flux d'un pipeline entre l'Ontario et Montréal, l'opposition s'organise.

> Carte de la route du pétrole (au bas du PDF)

L'annonce a paru discrètement dans des hebdos de la banlieue nord: «Invitation à assister à des rencontres [...] sur le projet d'inversion de la canalisation 9B». À Montréal-Est le 2 octobre et le lendemain, à Mirabel, respectivement 33 et 19 personnes se sont présentées pour faire valoir leur point de vue et écouter les explications de la société Enbridge. Le sujet: l'inversion du flux du pipeline qui passe de North Westover, au nord de Hamilton, en Ontario, jusqu'à l'est de l'île de Montréal.

Selon une esquisse présentée à l'Office national de l'énergie le mois dernier, Enbridge souhaite acheminer le pétrole de l'ouest vers l'est, plutôt que l'inverse, comme c'est le cas actuellement. La société albertaine veut aussi augmenter la capacité du pipeline de 240 000 à 300 000 barils par jour. Cette demande s'ajoute à une autre, acceptée par l'ONE au beau milieu de l'été, visant à inverser le flux de ce même oléoduc, mais cette fois-ci entre Westover et Sarnia (voir carte).

D'ici 2014, si le projet passe la rampe, Enbridge serait en mesure d'acheminer du pétrole provenant des sables bitumineux albertains jusqu'à la raffinerie Suncor et aux réservoirs d'Ultramar, tous deux situés dans l'est de l'île de Montréal.

Lors d'un entretien récent, le porte-parole d'Enbridge, Graham White, a fait valoir que la ligne 9B acheminera principalement du pétrole léger provenant de l'Alberta, de la Saskatchewan et du Nord des États-Unis.

«L'objectif premier est de fournir du pétrole canadien à des raffineries canadiennes», a résumé M. White.

Or, dans sa demande présentée à l'ONE, l'entreprise souligne que l'oléoduc pourra aussi transporter du pétrole lourd, ce qui indique qu'un dérivé des sables bitumineux pourrait un jour être acheminé au Québec. Jusqu'à maintenant, jamais cette ressource controversée n'a franchi les frontières québécoises.

Ce projet s'ajoute à un autre, évoqué par l'entreprise TransCanada, mais qui n'a pas encore fait l'objet d'une demande officielle, et qui consisterait à convertir un gazoduc interprovincial en un oléoduc capable de transporter au Québec jusqu'à un million de barils d'or noir de l'Alberta.

À la recherche de débouchés

La rude bataille que mène l'industrie pétrolière canadienne pour trouver de nouveaux débouchés se transporte donc au Québec. En Colombie-Britannique, le projet Northern Gateway suscite une telle opposition que même la première ministre de la province, Christy Clark, s'est disputée avec son homologue albertaine, Alison Redford.

Aux États-Unis, le projet Keystone XL bat sérieusement de l'aile en raison de l'opposition dans l'État du Nebraska.

Jusqu'ici, les visées québécoises de l'industrie pétrolière n'ont pas provoqué la même levée de boucliers. Les autochtones, qui s'opposent au projet en Colombie-Britannique, sont restés silencieux dans l'est du pays. Des politiciens québécois interrogés par La Presse ne semblent pas savoir sur quel pied danser. «Il semble qu'il ait été bien reçu parce qu'apparemment, il n'y avait presque personne à la consultation», a noté Hubert Meilleur, maire de Mirabel, où passe la ligne 9. La péquiste Denise Beaudoin, députée de Mirabel, a indiqué qu'elle avait peu de commentaires à faire, puisque l'infrastructure était déjà construite.

De son côté, Enbridge affirme que les consultations publiques sont terminées, mais qu'elle mène toujours des consultations privées auprès de communautés autochtones et d'élus municipaux.

Selon Équiterre, c'est ce genre de réaction que souhaitent l'industrie pétrolière et le gouvernement fédéral. «Ils disent à l'Office national de l'énergie: "Oui, on a tenu des consultations. On a consulté 50 personnes dans deux municipalités." C'est n'importe quoi. En fait, si ce n'était pas aussi tragique, ce serait une farce», dénonce le directeur général adjoint de l'organisme, Steven Guilbault.

«Plus les gens vont en entendre parler, plus il va y avoir de l'opposition», croit-il.

Consommer ou exporter?

Il y a quelques années, Enbridge a lancé un projet plus ambitieux encore que celui qu'elle propose aujourd'hui. Elle souhaitait inverser non seulement le flux du pipeline Sarnia-Montréal, et en faire autant avec un autre pipeline, qui achemine actuellement du brut du port de Portland, au Maine, jusqu'à Montréal. Ce projet, appelé Trailbreaker, avait soulevé une vive opposition, en particulier dans les Cantons-de-l'Est, parce qu'une station de pompage devait être construite à Dunham.

Les environnementalistes affirment que l'industrie tente de faire étape par étape ce qu'elle essayait de réaliser d'un trait dans le passé.

«Il ne faut jamais dire jamais, a dit Denis Boucher, porte-parole de l'entreprise Pipe-lines Portland Montréal. Il n'y a pas de projet à l'heure actuelle. [...] Mais dans un an, deux ans, cinq ans, dix ans, on ne sait pas. Personne ne peut prédire l'avenir.»

Les écologistes craignent les dommages que pourrait occasionner le transport de brut provenant des sables bitumineux dans des pipelines vieux d'une cinquantaine d'années. Le produit est considéré comme étant plus lourd, abrasif et corrosif que le brut conventionnel, et donc plus susceptible de provoquer des fuites.

Greenpeace souligne qu'en 2010, la fuite d'un pipeline exploité par Enbridge a provoqué une catastrophe écologique dans la rivière Kalamazoo, au Michigan. Les autorités américaines ont sévèrement blâmé l'entreprise dans la foulée de cet accident.

«C'est cette même compagnie qui a été critiquée par les autorités américaines en raison de son rôle dans le déversement, et du manque de sérieux avec lequel ils ont fonctionné», a noté Patrick Bonin, porte-parole de Greenpeace.