Imposant vestige de l'industrie pétrochimique de Montréal-Est, la raffinerie Shell a longtemps semblé résister aux aléas de l'économie. Pourtant, en juillet 2009, l'impensable se profile. Radio-Canada annonce la fermeture probable de la raffinerie, où travaillent 490 cadres et syndiqués. Chez les employés, l'incrédulité succède au choc. Un an et demi plus tard, la raffinerie entame sa mue en terminal d'importation. Après la fermeture de la raffinerie, La Presse a rencontré certains anciens employés. Ils se souviennent d'un monde aujourd'hui disparu.

«J'appelais ça la planète Shell.» Murielle Boislair a vécu toute sa vie professionnelle chez Shell. Presque par hasard: c'est d'abord pour une courte durée que cette préposée à la logistique y fait ses premières armes, en 1977. L'atmosphère de l'entreprise et les bonnes conditions de travail la convainquent rapidement d'accepter une permanence. Au cours de sa carrière, elle quitte Shell à plusieurs reprises, mais finit toujours par y retourner. Pour toujours, croit-elle en 1997: «Nous, quand on entrait dans une compagnie, c'était à la vie, à la mort.»

Ses indemnités de départ ne lui permettant pas de prendre sa retraite, Murielle a dû trouver un nouveau travail. À 58 ans, le deuil des années Shell n'est pas encore fait. «La page n'est jamais tournée, explique-t-elle. J'étais en haut de l'échelle, mes connaissances étaient acquises. Maintenant, je dois tout recommencer. Je n'avais jamais eu le blues du dimanche soir. Maintenant, je connais ça. Je peux te dire que j'ai pleuré! Quitter Shell, c'est comme un divorce. Et encore, j'en ai vécu un, et ça, c'est pire.»

«Seul avec le renard et deux ratons laveurs»

Michel Vinet a été opérateur pendant 25 ans à la raffinerie Shell. Il occupe l'un des rares postes conservés dans le nouveau terminal d'importation. Il peine toujours à croire à sa chance. «C'est comme si on m'avait donné un gratteux», illustre l'homme de 48 ans. La diminution de salaire prévue en 2013 et la perte de 10 à 15% des congés payés ne suffisent pas à le faire douter de sa veine. «C'est le meilleur des mondes», répète-t-il.

Shell n'a pas encore obtenu le permis de démanteler les installations de la raffinerie. Le soir, les bâtiments silencieux prennent des allures de bateau fantôme. «Géographiquement, on est à la même place, c'est les mêmes employés, mais on est amputés à 90%. C'est un environnement très différent, décrit Michel Vinet. La nuit, quand tu fais tes rondes, t'es vraiment seul avec le renard et deux ratons laveurs. On est quatre en ce moment, mais on va être deux, puis seul.»

L'homme, tout en muscles, n'est pas du genre à se laisser aller à la mélancolie. Au contraire. «Veux, veux pas, nous, les Québécois, on est une société de chialeux. On chialait dans notre bonheur, et on le savait même pas. J'avais au-dessus de 13 semaines de vacances par année, j'avais le salaire d'un professionnel, énumère-t-il. Des bons jobs, au Québec, y en a de moins en moins. Il y avait sept raffineries à Montréal-Est. Il en reste une, mais pour combien de temps?»

La fin d'un monde

À 52 ans, Marie-Claude Dufort s'apprête à prendre sa retraite, après trois décennies passées chez Shell. Comme elle, son conjoint, Gilles, retraité depuis cinq ans, a travaillé toute sa vie à la raffinerie. «On a toujours bien travaillé, et malgré le fait qu'on s'est aussi pognés avec Shell, on a toujours bien vécu», dit Gilles, qui est aussi un ancien président du syndicat. «Mais il n'y en aura plus des comme ça», lâche Marie-Claude.

Entrée chez Shell comme commis de bureau, Marie-Claude Dufort est rapidement devenue la première femme opératrice à la raffinerie. Être pionnière dans le monde du brut n'a pas été de tout repos. «C'était pas facile, mais j'ai toffé», dit-elle, vêtue, quand nous la rencontrons, de sa blouse de travail bleu Shell, les yeux maquillés eux aussi de bleu. En plus des voyages, Marie-Claude veut consacrer sa retraite au bénévolat à Montréal-Est, où le couple réside. «Je veux remettre aux gens ce que j'ai eu. J'ai été gâtée.»

Retrousser ses manches

Peu d'anciens employés de Shell sont restés sur le carreau lors de la fermeture de la raffinerie. Plus de 70 d'entre eux ont pris leur retraite. Ils ne seront pas plus de 30 au terminal d'importation. La majeure partie des employés a pu retrouver une place sur un autre site de Shell, dans l'ouest ou au Quatar, ou chez des anciens concurrents -notamment Suncor, la dernière raffinerie de Montréal. Mais 37 anciens employés n'ont pas retrouvé d'emploi.

À 35 ans, Hugo D'Andrade a quant à lui opté pour une franche reconversion. Il quitte sans amertume le monde de la pétrochimie. «Moi, je vois ça comme une belle occasion. J'étais plus ou moins heureux chez Shell, même si on pouvait changer beaucoup, explique-t-il. Je ne voulais pas rembarquer sur le marché du travail: à un certain point, tu veux faire quelque chose qui te ressemble. Je me suis dit «on ne va pas s'apitoyer sur notre sort, on va retrousser nos manches».»

Le jeune homme a décidé d'écouter sa fibre entrepreneuriale. Étudiant en maîtrise aux HEC, il veut se consacrer à l'immobilier. Il tourne sans regret la page Shell, même s'il croit que la fermeture de la raffinerie annonce la fin d'un important chapitre de l'histoire du Québec. «C'est ça qui fait mal, de voir la qualité des emplois qui se perdent au Québec», croit-il.