À moins d'un revirement improbable, Sears deviendra dans quelques mois un souvenir pour des millions de Canadiens. Le détaillant déclarera faillite, 12 000 personnes perdront leur emploi, et autant de retraités verront leur rente mensuelle amputée.

Presque 64 ans jour pour jour après l'ouverture du premier Simpsons-Sears du Canada, à Stratford, en Ontario, l'enseigne bleue du détaillant sera bientôt décrochée d'un bout à l'autre du pays. À des centaines d'endroits. Sur 74 grands magasins, 8 Sears Décor, 49 magasins-concessions, 500 comptoirs de cueillette de commandes.

La liquidation des actifs doit se conclure après la période des Fêtes.

Le nom Sears s'ajoutera alors à la liste des grands magasins qui ont marqué l'histoire de la vente au détail au Canada et au Québec : Dupuis Frères, Eaton, Kresge, Morgan Simpson, Woolco. Liste qui pourrait aussi comprendre Target, malgré son bref passage au pays.

Des millions de Canadiens ne sont pas près d'oublier les fameux catalogues Sears, qui ont fait la réputation et le succès du détaillant. Les enfants le feuilletaient attentivement avant Noël, en rêvant. Les familles ont partagé des repas chez Sears, s'y sont fait photographier. D'autres y ont tout acheté pour décorer et meubler leur maison, pour remplir leur garage. D'autres y ont acheté leur voyage de noces, certains y ont fait réparer leur voiture. Les fidèles y ont longtemps apprécié le service à la clientèle. Plusieurs anciens employés ont encore l'impression de faire partie de la famille Sears, même 20 ans après leur retraite.

Mais désormais, le mot Sears est plutôt associé à l'incertitude. Des milliers de personnes perdront leur travail (dont plusieurs, au siège social, dès la semaine prochaine), d'autres perdront une partie de leur rente de retraite. La fermeture pèsera lourd également sur les centres commerciaux, qui peinent déjà à remplir les locaux vides.

Le détaillant a écrit hier qu'il « regrette sincèrement cette issue prochaine ».

ÉCHEC

La direction de Sears, qui avait grand espoir de restructurer rapidement l'entreprise pour continuer sur de nouvelles bases, a échoué. « Aucune proposition viable permettant la continuité de ses activités n'a été reçue », a indiqué Sears dans un communiqué. Pas même celle de l'ex-président exécutif Brandon Stranzl, qui avait quitté ses fonctions en août pour préparer une offre.

La semaine dernière, le contrôleur de Sears avait d'ailleurs prévenu que les fonds se faisaient de plus en plus rares et que le temps pourrait venir à manquer pour conclure une entente avec l'ex-dirigeant. Le contrôleur avait précisé que sa proposition initiale offrirait aux créanciers non garantis moins d'argent que la liquidation des stocks.

Sears demandera donc à la Cour supérieure de l'Ontario, vendredi, la permission de liquider les actifs. Un processus qui doit prendre « de 10 à 14 semaines » et qui se fera au meilleur moment de l'année, soit juste avant Noël.

Cette liquidation soulève par ailleurs des doutes sur l'avenir de Sears Holdings aux États-Unis, selon Bloomberg, qui rappelle que Sears, « autrefois la plus grande chaîne de magasins au monde, a accumulé plus de 10 milliards de dollars de pertes au cours des six dernières années ».

POURQUOI LA LIQUIDATION ?

Pour comprendre comment un contrôleur décide de recommander la vente ou la liquidation des actifs d'une entreprise en restructuration judiciaire, La Presse s'est entretenue avec Philippe Jordan, associé chez PwC Canada et expert en restructuration d'entreprises.

SUR QUELS CRITÈRES UN CONTRÔLEUR DÉCIDE-T-IL D'ACCEPTER OU NON UNE OFFRE D'ACHAT ?

On se pose quelques questions, notamment sur la portée de l'offre, le plan d'affaires de l'acquéreur et sa faisabilité. La continuité d'affaires exige entre autres une capacité financière à l'achat, et pour la continuité des activités, une équipe de direction compétente, un support des fournisseurs, etc. Il faut voir si l'offrant a la capacité d'exécuter la transaction en temps opportun et sans trop de conditions préalables.

QUEL EST LE PORTRAIT DE L'ACQUÉREUR IDÉAL ?

Ce qu'on recherche, c'est un acquéreur aguerri avec une capacité financière adéquate et disponible. Au-delà de ça, lorsqu'une vente ne couvre pas l'entièreté des actifs, il faut se demander si la vente de tel ou tel actif va déprécier la valeur des autres actifs de l'entreprise qui devront être liquidés. On se demande aussi ce qu'on va sauver en acceptant une proposition, je pense aux emplois, par exemple. Tout ça rentre dans l'évaluation et on mesure ça par rapport à l'alternative, soit la liquidation des actifs.

SI LA SOMME OFFERTE EST SUPÉRIEURE À CELLE QUI SERAIT OBTENUE EN LIQUIDANT LES ACTIFS, CE N'EST DONC PAS UN « OUI » AUTOMATIQUE ?

Effectivement, car parfois, on réalise que diverses conditions d'achat rendent la transaction plus risquée ou que les acheteurs n'auront pas la capacité de prendre la relève. Le problème, c'est qu'on peut être attiré par l'argent et le désir de faire la transaction, mais on va s'embourber et peut-être manquer une fenêtre d'opportunité pour faire un plan de liquidation qui a du sens. Dans ce cas-ci, par exemple, on ne voudrait pas manquer l'opportunité de liquider les stocks à meilleur prix avant Noël.

POURQUOI LE SYNDIC SE SOUCIE-T-IL DE LA COMPÉTENCE DE L'ACQUÉREUR ET NON PAS SEULEMENT DU MONTANT DU CHÈQUE OFFERT AUX CRÉANCIERS ?

Si un acheteur arrive avec l'argent rubis sur l'ongle, à conditions égales, on risque de préférer une vente. Mais s'il n'a pas encore ficelé son financement et impose des conditions ou exige que certaines négociations se tiennent avec des tiers avant l'achat, la faisabilité du plan devient très importante. Le contrôleur peut trouver qu'une offre est alléchante d'un point de vue financier... mais c'est un mirage !

L'APPROBATION DU JUGE N'EST-ELLE QU'UNE FORMALITÉ ?

Bien que le tribunal soit indépendant du contrôleur, il se fonde grandement sur ce dernier qui est ses yeux et ses oreilles dans ce processus-là. Il faudrait qu'un tiers conteste la décision de l'entreprise et la recommandation du contrôleur et réussisse à démontrer que la décision de liquider est mal fondée.

POURQUOI EN EST-ON RENDU LÀ ?

N'offre ni les meilleurs prix ni la marchandise la plus alléchante, alors pourquoi y magasiner ?

Manque d'investissement dans les magasins et de vision à long terme.

Adaptation trop lente à la popularité du commerce électronique.

Les plus jeunes ne sont pas intéressés par les magasins généralistes de leurs parents.

EMPLOYÉS

En juin, Sears comptait encore 16 000 employés au pays. Depuis, près de 4000 ont perdu leur emploi. Ce sont donc 12 000 personnes qui se retrouveront sans travail après la fermeture définitive de l'entreprise, probablement en janvier. Au Québec, Sears emploie environ 3000 personnes. En comparaison, la fermeture des 133 Target avait mis au chômage 17 600 personnes, il y a deux ans.

GRANDES RÉPERCUSSIONS

RETRAITÉS

Les 13 000 retraités de Sears qui obtiennent mensuellement une rente versée par leur régime à prestations déterminées verront leur chèque amputé. Aux dernières nouvelles, le régime était capitalisé à 81 % (déficit actuariel de 269 millions). On ne connaît pas encore l'ampleur de la réduction de leurs futurs chèques. Plusieurs retraités s'inquiètent aussi pour leur assurance vie.

CENTRES COMMERCIAUX

La fermeture de Sears laissera près de 20 millions de pieds carrés (presque 20 fois les Promenades St-Bruno ou 15 fois le Carrefour Laval) de libres dans les centres commerciaux. Les vastes locaux s'ajouteront, dans certains cas, à ceux qui furent utilisés par Target et qui sont encore vacants deux ans plus tard. C'est le cas aux Promenades St-Bruno, par exemple. Au 29 avril, 149 des 160 magasins occupaient des espaces loués. Sears détenait donc 11 locaux.