L'entreprise montréalaise BonLook se targue d'être la première à vendre des lunettes de prescription en ligne de façon légale au Québec. Or, le syndic de l'Ordre des optométristes du Québec (OOQ) est en train d'enquêter sur ses activités afin de déterminer si cette prétention est exacte, a appris La Presse Affaires.

Depuis sa fondation en 2011, BonLook avait toujours vendu ses lunettes exclusivement aux États-Unis en raison des lois en vigueur dans la grande majorité des provinces canadiennes, dont le Québec.

Or, même si aucun changement législatif n'est survenu, la PME a commencé à vendre aux Québécois et autres Canadiens, en juin dernier. «On est les premiers à se mouiller, à ouvrir le marché de façon légale», mentionne la cofondatrice de BonLook, Sophie Boulanger. Pour ce faire, elle s'est associée avec l'optométriste Rock Beaulieu, qui possède une quinzaine de cliniques dans la province. Il vend les lunettes et verse ensuite une ristourne à BonLook, souligne la jeune entrepreneure.

«Il n'y a pas de règlement particulier pour la vente en ligne. Ce n'est pas clair comme 1 + 1 fait 2. Tant que l'OOQ n'a pas fixé sa position, moi, je prétends avoir le droit de vendre les lentilles ophtalmiques [lunettes de prescription]», dit Rock Beaulieu.

BonLook - qui conçoit et fabrique ses propres montures - dit offrir «les mêmes services qu'un détaillant traditionnel à l'exception près qu'elle «virtualise» les interventions du professionnel de la santé». Cette façon de procéder, fait-on valoir, «garantit aux consommateurs l'innocuité et la sécurité des lentilles».

Verdict très attendu

L'OOQ n'est pas aussi catégorique. «Ce que fait BonLook, on ne peut pas présumer que c'est entièrement légal», lance son président, Langis Michaud. A priori, l'Ordre n'est pas contre la vente en ligne, mais il se questionne sur «la relation entre le professionnel et son patient». Ainsi, l'enquête du syndic visera notamment à déterminer «si c'est effectivement lui [Rock Beaulieu] qui fait le travail ou s'il est un prête-nom».

«C'est la première fois qu'on se penche sur [la légalité de] la vente en ligne de lunettes en ligne», précise la syndique, Johanne Perreault. Elle n'a pas voulu dévoiler si elle enquêtait à la suite d'une plainte (du public ou d'un optométriste).

Son verdict, qui ne sera pas connu avant au moins un mois, est très attendu dans l'industrie. Selon Langis Michaud, plusieurs optométristes aimeraient suivre les traces de BonLook. «La plupart des petits n'ont pas les moyens technologiques de le faire, mais les gros groupes sont intéressés. Ils nous appellent à ce sujet. Ils tentent de se positionner.»

Illégale selon les concurrents

Chez New Look, on croit que la vente sur le web, «c'est illégal vu que la lunette doit être livrée au client par un opticien», dit Antoine Amiel, vice-président du conseil d'administration. Et même si c'était légal demain matin, l'entreprise ne se doterait pas d'un site transactionnel. «Il nous est impossible de s'engager dans un canal de distribution où la satisfaction du client est impossible», dit l'administrateur. Plusieurs études démontrent, dit-il, que les lunettes vendues en ligne «ne marchent pas très bien».

La fondatrice de BonLook, Sophie Boulanger, rejette cette prétention. «Il s'est vendu des dizaines et des dizaines de millions de paires de lunettes en ligne aux États-Unis, l'an dernier. Elles ne sont pas pires, ni mieux, qu'en cabinet. D'ailleurs, nous n'avons pas un taux de retour faramineux.» BonLook n'offre toutefois pas de verres progressifs ni de doubles foyers, des prescriptions considérées comme complexes.

Un nouveau modèle

Patrick Doyle, président de l'entreprise du même nom (neuf succursales), est pour sa part convaincu que la vente en ligne est illégale au Québec. Mais «le modèle actuel ne peut plus fonctionner», plaide-t-il.

«Nous avons des leçons à tirer. L'achat de lunettes doit être plus simple et plus rapide. Il faut moderniser nos pratiques, il faut qu'on innove. À cause des barrières à l'entrée [il faut être optométriste ou opticien pour vendre des lunettes], on n'a peu été challengés.»

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PETITE MESURE, GRAND DÉBAT

Aussi banale qu'elle puisse paraître, la mesure de l'écart entre les deux pupilles - appelée distance interpupillaire - est au coeur des préoccupations de toute l'industrie. Pourquoi? Parce qu'elle est essentielle pour pouvoir acheter des lunettes.

Mais l'Ordre des optométristes du Québec estime que le commun des mortels ne peut pas la prendre lui-même avec une règle ni avec les outils offerts en ligne. Car la distance interpupillaire dépend du type de lentille qui sera installé dans la lunette, résume le président de l'Ordre, Langis Michaud. «Si le verre est bombé, le chiffre change.» C'est d'ailleurs pour cette raison - et non pas pour garder leurs clients captifs - que les optométristes n'inscrivent pas cette donnée sur la prescription, affirme-t-il.

Rock Beaulieu, l'optométriste qui s'est associé avec BonLook, ne voit pas les choses du même oeil. Il affirme indiquer la mesure sur ses prescriptions, quand ses patients lui en font la demande.

Au millimètre près?

Tous ne s'entendent pas non plus sur le besoin de précision de la mesure. Selon les détaillants en ligne www.direct-optic.fr et www.glassesusa.com, quelques millimètres d'écart ne changeront rien. «L'écart interpupillaire est la seule mesure qui peut être prise en ligne avec un semblant d'efficacité, affirme pour sa part Antoine Amiel, vice-président du conseil de New Look. Il y a quatre autres mesures qui sont techniquement impossibles à prendre en ligne. [...] Plusieurs rapports démontrent tous la même chose, en fait, ils valident l'évidence: sur un verre progressif ou un verre simple foyer, on ne peut pas donner une vision satisfaisante si on n'a pas l'occasion de prendre les mesures [en personne].»

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ET LES PRIX?

-25%

«Depuis 18 mois, je dirais que les prix ont baissé au Québec de 25%. L'écart est rendu d'environ 50$ entre des lunettes achetées en magasin et en ligne. Pour une marque comme Oakley, par exemple, l'écart est de 10%, alors qu'il y a deux ou trois ans, c'était du simple au double», relate Patrick Doyle, président de la chaîne du même nom. Pour réduire leurs prix, plusieurs boutiques coupent dans les heures de présence des professionnels (optométriste ou opticien).

Zéro

Chez New Look, l'administrateur Antoine Amiel n'a pas l'impression que les prix ont bougé. Mais la concurrence accrue provenant du web a modifié quelques pratiques. «Un certain nombre de détaillants avaient l'habitude de vendre de vieilles collections à prix courant. Ça a changé.» L'Ordre des optométristes du Québec (OOQ) ne croit pas non plus que la multiplication des détaillants en ligne a eu un impact sur les prix «puisqu'il y a déjà beaucoup de concurrence dans le marché, surtout à Montréal».

DE 60 à 100$

Dans une lunetterie, les frais pour les services professionnels sont inclus dans les prix, souligne l'Ordre des optométristes. Ces frais sont généralement de 60 à 100$ sur une paire de lunettes. Pour que les clients aient davantage conscience qu'ils ont payé ces frais, l'Ordre envisage la possibilité qu'ils soient clairement inscrits sur les factures.

6,99 euros

L'usine à lunettes, en France, vend en ligne des montures avec des verres antireflets et antirayures pour seulement 6,99 euros. Son slogan: «Et si vous trouvez moins cher ailleurs, le patron enlève son slip!». L'entreprise affirme que «les géants de l'optique réalisent des marges inconsidérées sur la vente de vos lunettes de vue au détriment de vos intérêts (jusqu'à 100 fois le prix de revient de votre monture avec verres correcteurs)».

8 à 10%

Langis Michaud, de l'OOQ, affirme qu'en moyenne, les entreprises de ses membres réalisent une marge de profit net de 8 à 10%. Dans la vente au détail en général, la marge avant impôt était de 5%, en 2011, selon Statistique Canada.

Grand potentiel

Le Québec est l'endroit en Amérique du Nord où on paie le plus cher pour des lunettes, affirme la cofondatrice de BonLook, Sophie Boulanger. Selon Patrick Doyle, les lunettes sont un peu plus chères au Québec parce que leur prix compense les examens de la vue qui eux, sont les moins chers en Amérique du Nord. «Au Québec, c'est 65$, contre 150$ à Ottawa et plus de 200$ aux États-Unis.»

Nouveaux frais

La chaîne Doyle envisage de commencer à facturer certains services à ceux qui se présentent dans ses succursales pour faire réparer ou ajuster des lunettes achetées en ligne. «C'est fou! Il y en assez pour revoir la dotation de personnel», raconte Patrick Doyle. Parfois les verres sont inversés, une branche est brisée, il manque une vis. «Quatre-vingt-dix pour cent des problèmes qu'on règle, c'est sur des lunettes qui viennent du web.»

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CE QU'ILS EN PENSENT

«Il y a une zone grise. Et celui qui n'a pas organisé son système pour vendre en ligne va prétendre que c'est illégal. Nous, on essaie de respecter toutes les réglementations», affirme l'optométriste Rock Beaulieu.

«L'OOQ devrait protéger le public. Or, il protège plutôt le marché de ses membres en empêchant la vente en ligne», dénonce Sophie Boulanger, cofondatrice de BonLook. Elle salue cependant l'ouverture de l'Ordre. «Je dirais que depuis cinq ans, leur position a évolué de complètement fermé à «on est prêt à voir comment intégrer ça dans la pratique des optométries». Ils savent que c'est quelque chose qui prend vraiment de l'ampleur.»