En vacances ou pour une grande occasion, vous vous offrez un grand cru classé de Saint-Émilion.

En appréciant sa robe profonde, son nez à la fois puissant et fin, sa longueur et sa complexité en bouche, vous songez à tout ce que savoir et terroir apportent à la beauté de la vie quand ils parviennent à se conjuguer avec une telle harmonie.

Si toute cette poésie recèle une part de réalité, elle emprunte toutefois de plus en plus à la légende, tant les grands crus bordelais sont devenus des machines à millions.

«Les grands crus sont beaucoup trop chers, ils sont uniquement spéculatifs, affirme Isabelle Saporta, journaliste d'enquête spécialisée dans l'agriculture. Ce sont des vins fabriqués pour les étrangers, pour les investisseurs, pour le marché chinois.»

Ces derniers achètent non seulement des bouteilles, mais aussi des châteaux, simplement pour en détenir la marque, explique l'auteur dans son brûlot Vino Business. Chez eux, ils assemblent des piquettes locales à du pinard acheté en Amérique du Sud qu'ils habillent de l'étiquette de leur propriété bordelaise.

Écrit sur le mode anecdotique à partir d'entrevues réalisées auprès de grosses pointures régionales, l'essai raconte avant tout les batailles quasi féodales pour modifier le classement d'une propriété, un phénomène fréquent dans le Libournais, par opposition au Médoc.

On a ainsi droit à tous les efforts faits par le propriétaire d'Angelus pour acquérir en 2012 un A à son classement Premier Grand Cru, rejoignant du coup Ausone et Cheval Blanc, détenus chacun par les financiers les plus puissants de France.

Désormais, ce ne sont plus seulement le savoir du vigneron ou du maître de chai pour mettre en valeur un sol et une vendange qui servent de critère au classement des Saint-Émilion. Ce sont aussi les efforts déployés pour améliorer l'accueil des visiteurs (le nombre de places du parking), le soutien à la notoriété de l'appellation, les liens au sein de la fratrie.

C'est par-dessus tout peut-être la capacité d'influer sur l'Institut national des appellations d'origine (INAO), que l'auteure qualifie de «gendarme de carton-pâte».

Un château peut s'agrandir en achetant des propriétés voisines et les tirer vers un classement supérieur, ce qui incite les plus puissants à affamer les plus faibles pour les pousser à vendre. On serait ainsi passé de 800 hectares de grands crus classés en 1996, soit 16% de l'appellation, à 1300 hectares en 2012.

La palme de la casuistique revient peut-être à cette décision de transformer les 13 hectares d'un hippodrome en vignoble ayant droit à la prestigieuse appellation Pomerol!

Saporta s'étend longtemps sur les intrigues qui ont mené au surclassement de certains et au déclassement de quelques autres, une opération qui se traduit en profits ou pertes de plusieurs millions d'euros par an.

L'utilisation intensive, pour ne pas dire abusive, de fongicides, de pesticides et d'autres ingrédients chimiques de la pharmacopée oenologique est en nette progression, surtout depuis que les financiers propriétaires savent que chaque bouteille vaut son pesant d'or.

«Le vin jouit d'une incroyable impunité, s'insurge Saporta. C'est en effet un des seuls produits à ne pas devoir se plier à une limite maximale de résidus. On l'exige de nos fruits et légumes, de nos farines et de nos pains, mais pas de notre vin.»

D'ailleurs, l'INAO porterait un regard hautain sur les producteurs qui veulent se convertir à la production agrobiologique. Leurs vins plus instables prêtent flanc à une expulsion de l'appellation. L'auteure en appelle à une réforme de l'institution pour l'épurer de ses liens incestueux avec les barons du vin.

Saporta nous raconte aussi par le menu l'influence démesurée du critique américain Robert Parker, la cour assidue dont il fait l'objet jusqu'à boiser démesurément certaines cuvées pour séduire son palais.

Les vendeurs de copeaux font de merveilleuses affaires!

Sentant le vent chaud d'Asie, Parker n'a d'ailleurs pas hésité à vendre le contrôle de son magazine Wine Advocate à des intérêts de Singapour.

En une vingtaine d'années à peine, le vin a perdu son aura. Reste pour l'amateur honnête et peu argenté à chercher dans les crus moins célèbres une production plus fidèle à la tradition et au respect de la nature. Heureusement, ça se trouve encore.

Santé!