Bien qu'elles soient beaucoup moins nombreuses qu'à une autre époque, les petites chaînes de magasins à rayons continuent à avoir pignon sur rue au Québec. Comment font-elles pour se mesurer à des mastodontes comme Walmart et Target ? Nous leur avons posé la question. Elles nous ont confié leurs secrets.

Les Peoples, Kmart, Kresge, Wise, Woolco, Woolworth et Miracle Mart de notre enfance n'existent plus. L'an dernier, c'était au tour de Zellers de s'ajouter à cette liste de disparus.

Mais d'autres enseignes ont trouvé le moyen de traverser les modes et les décennies. C'est le cas de Korvette, qui fait partie du paysage québécois depuis 55 ans.

Rencontré dans ses bureaux de Trois-Rivières, le président Daniel Binette décrit ses magasins comme «des dépanneurs» qui ne vendent «pas cher» une foule de produits d'usage courant.

Comment fait-il pour accroître ses ventes dans un marché dominé par des géants? «On se tient loin d'eux autres!», répond-il spontanément.

Certains Korvette sont en effet établis dans des patelins comme Saint-Pamphile où vivent seulement 2000 personnes. «Plus les concurrents sont loin, moins j'ai besoin d'avoir une grosse population.» «Mon gros avantage c'est que je suis le plus proche des clients», poursuit le dirigeant. Les 2500 résidants de Disraeli peuvent faire leurs emplettes à pied chez Korvette... ou faire une demi-heure de route pour se rendre au Walmart de Thetford Mines. Idem pour les 4000 âmes de Lac-Etchemin pour qui Saint-Georges, en Beauce, est à 40 minutes de route.

Target l'inquiète tout de même un peu. Car ce sera un «gros aimant de plus» qui attirera ses clients vers les villes, craint-il. «Un commerce de plus, c'est une raison de plus pour le monde de Nicolet de venir à Trois-Rivières. Plus l'aimant est fort, plus il attire...Target va vendre plus que Zellers et moi, je pars toujours du principe que le monde est endetté et n'a pas de plus en plus d'argent à dépenser.»

Trop petit pour les gros

Même si la croissance est au rendez-vous, Daniel Binette ne nie pas qu'il y a des inconvénients à travailler dans un secteur dominé par des géants. «Plein de grosses entreprises ne veulent pas nous vendre parce qu'on est trop petits.» C'est le cas de Procter&Gamble et des entreprises de cosmétiques. Résultat, il n'a pas accès au dentifrice Crest, sauf par le biais d'un intermédiaire. «Je vais juste lui en acheter s'il est capable d'avoir un bon deal. Sinon, j'aime autant ne pas en avoir. Je ne veux pas nuire à mon image en vendant trop cher.»

Tigre Géant (Giant Tiger dans les provinces anglophones) rencontre le même problème, confie son président Andy Gross, en parcourant le magasin de Buckingham, près de Gatineau. L'entreprise regroupe pourtant plus de magasins que Korvette, Hart et Rossy réunis... Et ses ventes annuelles atteignent 1,5 milliard.

Mais ce «problème» sera peut-être résolu sous peu. Le fondateur et actionnaire majoritaire, Gordon Reid, 80 ans, cherche à passer le flambeau. La chaîne, récemment mise en vente, pourrait donc intégrer un plus grand groupe, la consolidation étant une tendance lourde dans le secteur de la vente au détail. «Notre entreprise est rentable et en croissance. Nous n'avons besoin d'aucun financement externe et nous ne sommes sous aucune pression de vendre», précise le détaillant.

Entretemps, Tigre Géant réagit à l'arrivée au pays de Target «qui va vendre de la nourriture même si la tarte [le marché] ne grossit pas». Une nouvelle marque privée à très bas prix, Giant Value, a été lancée. La stratégie de circulaire a été revue. Un nouveau concept de magasin est en déploiement. Andy Gross confie que ses ventes au pied carré atteignent 400$, ce qui est autant que Walmart et plus du double de Target.

L'entreprise lavalloise Magasins Hart va moins bien. Il y a deux automnes, elle s'est placée à l'abri de ses créanciers. Depuis, une trentaine de magasins (Hart, Bargain Giant et Géant des aubaines) sur 92 ont été fermés. Les créanciers ont commencé à recevoir une partie de leur dû. Le dernier versement est prévu pour février 2015. «Je dirais que nous sommes rendus dans le milieu de la transition et que ça va mieux que prévu», dit le président Robert Farah, qui préfère parler de ses nouvelles stratégies de marchandisage en déambulant dans son magasin du quartier Duvernay, à Laval.

Walmart se trouve à moins de 5 km de là. Et bientôt, le plus grand Target du Canada ouvrira ses portes au Centre Laval, à 8 km. Robert Farah est conscient de leur impact, de leur puissance. Mais il refuse de les montrer du doigt. «Nos concurrents sont partout. C'est tout le monde, autant les épiceries que les pharmacies, les moms&pops, les petites surfaces, les grandes. On n'aurait jamais cru il y a 10 ans que ce serait Pharmaprix et Maxi... La concurrence est plus forte, mais ça nous force à l'être nous aussi.»

Grâce à une série d'initiatives, les affaires s'améliorent, jure le dirigeant. Pendant la première moitié de l'année, les ventes se sont chiffrées à 38,2 millions, en baisse par rapport aux 40,4 millions générés un an plus tôt. Mais la perte nette (2,5 millions) est trois fois moindre.

Même si Hart et Tigre Géant ne sont pas loin du centre-ville de Montréal, la chaîne Rossy est la seule qui ait des magasins sur les artères commerciales de la métropole (Jean-Talon, Saint-Laurent, Ontario). Après avoir accepté de rencontrer La Presse, le président Michael DiTullio a finalement changé d'idée sans expliquer ses motifs. L'entreprise qui emploie 1000 personnes est présente dans quatre provinces (80 magasins). Elle appartient à quelques membres de la famille Rossy, la même que celle du président de Dollarama, Larry Rossy. Mais les deux entreprises n'ont aucun lien économique.

Les trucs de Korvette

Si vous habitez l'île de Montréal ou Laval, et que vous ne parcourez pas souvent les régions du Québec, vous ne connaissez peut-être pas Korvette. Normal, le détaillant ne possède aucun magasin dans les grandes villes. Les loyers y sont trop chers, la concurrence trop féroce. La chaîne a trouvé sa niche et la respecte rigoureusement: elle s'établit uniquement dans les petites municipalités qui n'intéressent pas les grands détaillants.

«Ça a été un peu plus dur en 2008-2009 mais là, la croissance est bonne. Les ventes comparables augmentent de quelques pour cent par année. On dépasse toujours les résultats moyens de Statistique Canada dans notre catégorie», affirme le président et propriétaire de Korvette, Daniel Binette, qui travaille 7 jours sur 7.

Travailleur acharné, même pendant ses vacances en Floride, il connaît l'emplacement de tous ses magasins par coeur et rédige des rapports de toutes sortes. Ses nombreux classeurs sont remplis de documents faisant le recensement des paies versées à chaque période et l'évolution du salaire minimum au fil des ans. Il attribue la longévité de Korvette et son succès à cette rigueur.

Fidèle à sa personnalité

Contrairement à Dollarama, aux pharmacies et à Canadian Tire, Korvette n'a pas beaucoup étendu son offre alimentaire au fil des ans. «Il faut savoir qui on est et ne pas tenter d'être quelqu'un d'autre», croit Daniel Binette, qui se contente de vendre des confiseries et des biscuits. «Je vends aussi du jus Oasis et de la soupe aux tomates. Ce sont de gros volumes. La soupe aux tomates, c'est ce que les gens mangent le plus dans une année.»

Un complément

«Korvette complète l'offre quand il y a une épicerie et une pharmacie à proximité, car je ne suis pas en compétition avec eux», considère Daniel Binette. En ne vendant pas de lait et de pain, Korvette peut s'installer dans les centres commerciaux où les épiceries ont des clauses d'exclusivité, ce qui n'est pas le cas de Tigre Géant, dont l'offre alimentaire est très vaste.

Gestion serrée des coûts

«Je ne prends pas la route pour trouver des emplacements. On m'appelle pour me louer des locaux laissés vacants par des commerces, surtout des épiceries, qui déménagent pour agrandir. Je ne loue jamais du neuf parce que c'est trop cher», explique Daniel Binette. Cette gestion serrée des coûts est même visible dans les toilettes du siège social où il est écrit, sur le distributeur de papier essuie-mains: «Plus c'est court, plus on économise».

Les trucs de Tigre Géant

Tigre Géant n'a pas peur de jouer dans la cour des grands. «Il y a un Walmart dans 80% de nos marchés. Et un jour ou l'autre, ils seront dans les 20% restants... Ça nous rend meilleurs», soutient le président et chef de la direction, Andy Gross. À son avis, ce n'est guère mieux d'être dans un marché où il n'y a pas de compétition. «Ça fait en sorte que tout le monde conduit 30 minutes pour aller faire ses achats. Les retenir [dans les plus petites villes où nous sommes] est alors tout un défi!»

Pour se démarquer des américaines Walmart et Target, Tigre Géant mise sur le patriotisme des consommateurs. Dans sa circulaire, le détaillant précise, en majuscules, que Tigre Géant est une entreprise canadienne. Et en magasin, la «fierté d'être au Québec» est inscrite sur les murs à côté de fleurs de lys.

Dès le départ, l'entreprise ontarienne a utilisé un nom francophone dans ses magasins du Québec. «C'est ce qui a le plus de sens. C'est du respect. C'est le gros bon sens. C'est la réponse appropriée», croit le PDG, avant d'ajouter que ses résultats sont meilleurs au Québec qu'en Ontario.

Tout en «explorant les possibilités d'affaires» avec l'aide de Goldman Sachs Group, Tigre Géant planifie d'ouvrir au moins 7 nouveaux magasins et d'en rénover plus de 32 dans les 12 prochains mois.

Bananes à l'unité

Comme le déplore l'humoriste François Bellefeuille, ce n'est pas évident pour une personne seule de «gérer» un paquet de six bananes qui seront toutes mûres en même temps! Tigre Géant a trouvé la solution en vendant des bananes à l'unité (29¢). «Même si je dis à mes clients que les bananes sont moins chères en gros paquet, ils n'en veulent qu'une seule», relate la propriétaire du Tigre Géant de Buckingham, Christine Soucy.

Marques et importations privées

Avec ses 201 magasins, Tigre Géant génère assez de ventes pour importer lui-même sa marchandise et avoir ses propres marques privées. Dans le vêtement, elles s'appellent Candy Couture et Blue Crush. La mode génère 35% du détaillant et «c'est la catégorie la plus profitable», précise Andy Gross. Depuis un an, du papier hygiénique et des pains à hamburger affichent une queue de tigre et le nom Giant Value. Ces produits rapportent de meilleures marges de profit et permettent au détaillant d'offrir une sélection unique sur le marché.

Franchisés qui s'adaptent

Les franchisés de Tigre Géant choisissent ce qu'ils veulent dans le catalogue qui leur est fourni par le siège social, en fonction des habitudes d'achat de leur clientèle. À Buckingham, par exemple, la propriétaire a fait une belle place aux vêtements pour les chasseurs, ce qui n'aurait pas de sens à Boucherville, par exemple.

Les trucs de Hart

Le grand patron de Magasins Hart, Robert Farah, semble convaincu que le pire est derrière lui. «Nos ventes comparables sont en hausse grâce à tous les petits changements que nous avons faits en magasins. On exécute mieux les idées qu'on a au siège social et on a changé l'équipe d'acheteurs», a-t-il soutenu lors de sa rencontre avec La Presse. Il faisait alors référence aux résultats du trimestre terminé le 5 mai. Les ventes comparables étaient en hausse de 4,5% par rapport à la même période l'an dernier.

Le marchandisage a été amélioré, des nouvelles catégories sont introduites (gaines, jardinage, «tel que vu à la télé"), d'autres offrent moins de choix et les tendances de l'heure sont mieux exploitées, fait valoir le PDG. Ainsi, un petit bureau de travail et un porte-journaux aux couleurs du drapeau britannique trônaient devant le magasin du Centre Duvernay, à Laval, le jour de notre rencontre. «Tout ce qui a une touche britannique marche très fort depuis deux ou trois mois, grâce au bébé [royal]», explique Robert Farah.

Comme plusieurs autres détaillants, Magasins Hart a eu droit à un été mitigé en ce qui concerne les ventes. Son chiffre d'affaires a légèrement reculé (-2%), mais l'entreprise de Laval a tout de même réussi à générer un bénéfice de 645 000$. Un an plus tôt, la perte nette dépassait les 2,5 millions. Le chiffre d'affaires des magasins comparables a affiché une baisse de 3,3%.

Chose certaine, la restructuration de Hart s'effectue alors qu'un concurrent de taille, Target, arrive au Québec. Robert Farah se montre philosophe. «Ce n'est pas le premier ni le dernier détaillant américain qui va rentrer ici.»

Marketing croisé

Il n'y a pas si longtemps, les sandales étaient placées avec les autres chaussures. Idem pour les accessoires, tous regroupés. Aujourd'hui, Magasins Hart fait du marketing croisé en plaçant les sandales près des vêtements de plage dans l'espoir de susciter des achats impulsifs.

Mises en scène

Fini les grandes allées toutes de la même longueur. Toutes pareilles. Dans son nouveau concept de magasins, Magasins Hart a réduit la longueur de certaines allées, ce qui lui donne la place nécessaire pour installer des mises en scène comme celle-ci, qui rappellent le concept d'IKEA.

Réorganisation des rayons

«Avant, on organisait les rayons en fonction de notre façon d'acheter la marchandise. La literie était ensemble, les meubles ensemble, la vaisselle ensemble. Mais ce n'est pas ça qui est important, c'est la façon dont la clientèle achète», relate Robert Farah. Hart a donc réorganisé la marchandise par fonction (cuisine, salle de bain, rangement, etc.). Ainsi, dans la section cuisine, les chaudrons côtoient les mitaines à four, autrefois vendues avec les oreillers, donne M. Farah en exemple.