Depuis 10 ans, la Société des alcools du Québec (SAQ) a réussi à augmenter considérablement ses profits en multipliant les rabais sur ses produits. Étrange? Pas tant que ça. Comme ce sont les fournisseurs qui paient pour ces promotions, ils se remboursent en augmentant leurs prix. Et les consommateurs, au bout du compte, financent ces faux rabais.

Les fournisseurs qui paient pour les rabais de 1$, 1,50$, 2$ et même 3$ la bouteille offerts dans les magasins de la SAQ augmentent ensuite leurs prix en conséquence pour essayer de maintenir leurs profits. Le prix des vins est ainsi gonflé de centaines de millions de dollars par année, selon les informations obtenues par La Presse Affaires.

Les fournisseurs ne veulent pas faire moins de profits pour faire plaisir à la SAQ, ont expliqué plusieurs de leurs représentants, sous le couvert de l'anonymat.

Même les fournisseurs établis depuis longtemps n'échappent pas à la sollicitation de la SAQ. «On est obligés de le faire et on le fait», a confié le représentant d'un des plus importants d'entre eux, qui ne peut se permettre d'être nommé, comme tous les autres à qui La Presse Affaires a parlé.

La SAQ a le droit de vie et de mort sur ses fournisseurs. Ceux qui n'embarquent pas dans les promotions risquent gros, le pire étant de voir leurs produits se faire «délister» ou sortir des magasins parce qu'ils se vendent moins que d'autres.

La SAQ ne demande pas aux fournisseurs de payer pour les promotions qu'elle fait sur les achats importants, comme l'offre de 10% de rabais sur l'achat de 100$ et plus, mais seulement pour les réductions du prix des bouteilles en magasin.

Les rabais offerts par la SAQ ne lui coûtent rien et, surtout, lui permettent de faire plus d'argent. La société peut en effet appliquer sa majoration sur un prix de gros plus élevé, ce qui lui permet de gonfler ses profits. La SAQ se garde une majoration équivalant à trois fois le prix de gros.

Les représentants des producteurs de vins, qui reçoivent un pourcentage du prix de gros, y trouvent aussi leur compte.

«Tout le monde y gagne, sauf le consommateur», reconnaît le représentant d'un des plus importants fournisseurs de la société d'État.

Les campagnes de promotion de la SAQ coûtent «au moins 300 millions» par année aux fournisseurs, assure un autre représentant de l'industrie. Ces coûts sont récupérés par une augmentation du prix des vins, dit-il.

Selon un autre fournisseur, le coût des rabais est récupéré au complet dans le cas des nouveaux vins vendus à la SAQ, mais pas pour les vins qui sont depuis longtemps sur les tablettes. «Je dirais autour de 50%», précise-t-il.

Une poule sollicitée

La SAQ a introduit les rabais dans ses magasins il y a une dizaine d'années. Pendant cette période, sa rentabilité a doublé, passant de 540 millions en 2003 à 1 milliard en 2012-2013.

Faire payer les rabais par les fournisseurs est une pratique courante dans le secteur de l'alimentation. Mais la concurrence féroce qui prévaut entre les distributeurs alimentaires limite les hausses de prix des produits. Le monopole de la SAQ permet au contraire de laisser grimper les prix, surtout quand tout le monde y trouve son compte.

La multiplication des rabais a donc été payante pour la SAQ et son actionnaire gouvernemental, mais pas pour les clients qui paient le vin toujours plus cher en pensant profiter de rabais.

Si les fournisseurs de la SAQ s'inquiètent de cette politique commerciale aujourd'hui, c'est qu'elle semble avoir atteint ses limites.

Les ventes de vins en volume ont commencé à baisser, ce qui est rarissime dans l'histoire de la SAQ. Il s'est vendu 1,2 million de bouteilles de moins au cours des neuf derniers mois. Au dernier trimestre seulement, la baisse est de 533 000 bouteilles. Le vin représente près de 80% des revenus de la SAQ.

La société d'État explique cette baisse par des facteurs temporaires, comme le fait qu'un trimestre comprenait une semaine de moins et qu'un autre n'incluait pas le congé de Pâques, traditionnellement payant. La SAQ reconnaît quand même que les Québécois boivent un peu moins, mais soutient qu'ils boivent des vins de meilleure qualité, qui se vendent plus cher.

Des vétérans de l'industrie à qui La Presse Affaires a parlé n'en croient rien. La hausse constante des prix fait fuir les consommateurs, estiment-ils. Quand un produit n'est pas accompagné d'un rabais, il ne se vend pas.

«Avant, les consommateurs achetaient un produit: aujourd'hui, ils achètent un rabais», déplore l'un d'eux. «On est en train de tuer la poule aux oeufs d'or», prévient un autre.

Tout un engrenage commercial!

La SAQ sollicite ses fournisseurs pour qu'ils participent à ses campagnes promotionnelles. «C'est pratiquement toutes les semaines maintenant», dit l'un d'eux. S'ils acceptent, ils paient d'abord une somme fixe pour pouvoir y participer. Un exemple: c'est 38 000$ pour une promotion majeure, 17 000$ pour une ordinaire. Ils devront ensuite réduire le prix de leurs produits.

Un rabais de 2$ la bouteille, par exemple, sera facturé au fournisseur selon le nombre de bouteilles vendues pendant la promotion. Le fournisseur tient ensuite compte de ce coût dans l'établissement de son prix de gros. Chaque promotion coûte entre 100 000 et 150 000$ au fournisseur.

«Il ne faut pas penser que le fournisseur ne récupérera pas ça», affirme l'un d'eux.

Si son produit est sur les tablettes de la SAQ depuis longtemps, la hausse du prix de gros viendra avec les prochaines commandes de la SAQ.

Si c'est un nouveau produit, qui n'a pas d'historique de prix, le coût de son lancement et de sa promotion sera tout de suite inclus dans le prix de gros.

Par exemple, une caisse de 12 bouteilles de vin vendue 60$ par le fournisseur à la SAQ aurait atterri sur les tablettes à 15,95$ la bouteille. En tenant compte du coût de la promotion, le fournisseur la vendra plutôt au prix de gros de 75$ la caisse, ce qui donne un prix de détail de 18,05$ la bouteille. Le «rabais» a ainsi fait augmenter le prix de vente de 2,10$.

Une participation volontaire, dit la SAQ

La Société des alcools assure que ses fournisseurs ne sont pas forcés d'augmenter leurs prix pour assumer le coût des rabais en succursale. «Ils ont des budgets promotionnels, explique sa porte-parole, Linda Bouchard. S'ils ne dépensent pas cet argent au Québec, ils le dépenseront ailleurs.»

Même s'ils prétendent le contraire, les fournisseurs ne sont pas obligés de participer aux promotions, soutient-elle. «C'est des occasions qu'on leur offre.» Il y a des fournisseurs qui n'y participent pas, ajoute-t-elle.

Les fournisseurs de la SAQ ont l'occasion d'augmenter leurs prix de gros plusieurs fois dans l'année. La plupart le font une fois, précise Linda Bouchard.

La SAQ ne croit pas que la multiplication des promotions fait en sorte que les consommateurs achètent maintenant seulement les produits à prix réduit. «Quand on va à la SAQ pour acheter un vin qui accompagnera un repas, on ne cherche pas le produit avec un rabais, mais celui qui offre la meilleure harmonie avec le plat», a-t-elle illustré.