La réfection du boulevard Saint-Laurent est terminée depuis deux ans, mais les travaux ont laissé de profondes cicatrices chez les marchands. Au début du mois d'octobre, la Ville de Montréal a lancé un nouveau chantier d'infrastructures, cette fois sur l'avenue du Parc. Les autorités jurent qu'elles ont retenu les leçons du désastre de la Main, mais plusieurs en doutent.

Une odeur de cacao embaume la petite salle de vente de Chocolats Andrée, avenue du Parc, où pralines, truffes et nougats sont disposés derrière une boîte de verre illuminée par un lustre. Le commerce est vide. Un cognement sourd fait vibrer le plancher. De l'autre côté de la vitrine, la réfection de l'avenue du Parc bat son plein.

Des ouvriers ont creusé une tranchée dans la chaussée pour exposer une vieille conduite d'eau. Une pelle mécanique frappe le tuyau de tout son poids pour casser le segment et l'extraire du sol. Des tuyaux neufs sont alignés dans la rue, prêts à remplacer le vieux canal. En plein devant la confiserie, on aperçoit des toilettes portables turquoise.

«Je pense que notre clientèle a chuté de 50% ou de 60%», soupire America Flores, une employée du commerce.

Une clôture de métal sépare le chantier du trottoir qui longe le commerce. Des passants y circulent d'un pas pressé, pendant que les coups de pelle font vibrer le sol. Rares sont ceux qui s'arrêtent dans les magasins. La toilette, le bruit, le va-et-vient des camions, rien pour aider la vénérable chocolaterie qui a ouvert ses portes en 1940.

«Le gros problème, c'est le stationnement, explique Mme Flores. Même s'il y a des places de l'autre côté de la rue, des personnes âgées, qui représentent une bonne partie de notre clientèle, ne peuvent traverser la rue.»

La Ville de Montréal a lancé il y a deux semaines la deuxième phase de la réfection de l'avenue du Parc. La firme Constructions Louisbourg, qui appartient à l'homme d'affaires Tony Accurso, remplacera un tuyau d'acier de 900 mm qui alimente à lui seul près de 150 000 foyers en eau potable. La Ville a dû intervenir à trois reprises pour y colmater des fuites depuis deux ans.

«On ne s'en va pas sur l'avenue du Parc pour le plaisir, affirme le responsable du chantier au comité exécutif, Richard Deschamps. Nous y allons pour être capables de donner un service fondamental, la distribution de l'eau.»

Des leçons

Il y a trois ans, des dizaines de marchands du boulevard Saint-Laurent se sont insurgés contre les cafouillages à répétition qui ont marqué la réfection de la Main. Le fiasco s'est soldé par un dépassement de coûts de 800 000 $ pour la Ville. Et à ce jour, le taux d'inoccupation des commerces dépasse 6%.

Richard Deschamps, qui est également le responsable du développement économique dans l'administration Tremblay, jure que la Ville en a retenu des leçons.

«On est en train de mettre en place une espèce de démarche qui deviendrait une façon de fonctionner à la Ville par rapport à nos artères commerciales, ce qui n'avait pas nécessairement été fait avant», explique-t-il.

Pour commencer, l'attribution du contrat pour la gestion des travaux a été fractionné. Au lieu d'un appel d'offres qui couvre l'ensemble du projet, on accorde des petits contrats pour chaque étape. Les élus peuvent ainsi faire un suivi beaucoup plus serré du chantier.

En ce qui concerne les travaux eux-mêmes, on a commencé par prendre contact avec Gaz Métro, la Commission des services électriques, Hydro-Québec, bref toutes les entreprises qui sont susceptibles de devoir creuser dans le secteur. On a mis en place des stationnements incitatifs pour encourager les résidants à utiliser les transports collectifs, on a prévu des arrangements avec les commerçants pour les livraisons.

Les commerçants pourront pour leur part souffler pendant les Fêtes. La construction doit cesser le 3 décembre pour leur permettre de profiter de la période la plus faste de l'année. On a aussi nommé un agent de liaison pour informer les résidants et les marchands sur les développements des travaux. Puis, la Ville a accordé un contrat de 84 000 $ à la firme publicitaire Capital-Image pour qu'elle développe une stratégie publicitaire pour les commerçants (voir autre texte).

Mais est-ce suffisant?

«Je pense qu'il y a un grand effort de la Ville pour éviter que le chantier se transforme en nouveau boulevard Saint-Laurent», reconnaît d'emblée Jimmy Zoubris, qui a pris la tête d'un rassemblement informel de marchands de l'avenue du Parc.

Pourtant, le propriétaire de la papeterie Zoubris a vu son chiffre d'affaires fondre de 20% depuis le lancement de la deuxième phase des travaux. Selon lui, la Ville doit en faire davantage pour épauler les commerçants, par exemple en rendant gratuits les transports collectifs dans l'axe de l'avenue du Parc, une demande à laquelle Projet Montréal a fait écho. Il souhaite aussi que l'administration Tremblay lance des travaux d'embellissement de l'avenue du Parc lorsque les travaux d'infra­structure seront terminés.

Pas impressionnés

La nouvelle approche de la Ville face aux travaux d'infra­structure n'impressionne guère les marchands des autres secteurs commerciaux.

Rue Sainte-Catherine, la construction du Quartier des spectacles cause des maux de tête à plusieurs d'entre eux, et de nouveaux travaux sont prévus dans les prochaines années. Le directeur général de Destination centre-ville, André Poulin, n'est «pas du tout» rassuré par ce qu'il voit sur l'avenue du Parc. Car même si le chantier a été fractionné pour éviter que l'artère soit paralysée dans son ensemble, les travaux s'étaleront sur deux ans.

«Je pense qu'ils croient qu'ils sont efficaces, c'est ça le problème, dénonce-t-il. On pourrait gérer ces chantiers de façon beaucoup plus rigoureuse. On pourrait demander, dans les appels d'offres, aux entrepreneurs de travailler 16 heures ou 24 heures par jour au lieu de commencer à 6 h et de terminer à 15 h.»

Il souligne que d'autres grandes villes parviennent à mener des travaux d'infra­structure sans perturber le commerce outre mesure. À New York, soutient-il, on parvient carrément à démolir et à rebâtir des gratte-ciel avec un minimum d'impact pour les riverains des chantiers.

«J'étais à New York il y a quelques semaines et, dimanche matin, il y avait des ouvriers qui travaillaient», relate aussi Jérôme Bugel, président de l'Association des gens d'affaires de Côte-des-Neiges.

Depuis huit mois, la Ville mène des travaux sur cette importante artère, entre les chemin Queen Mary et la rue Édouard-Montpetit. Le chantier a pris un mois de retard. Des commerçants ont dû réduire leur personnel. M. Bugel craint que deux ou trois ne survivent carrément pas.

«Est-ce qu'il est utile, lorsqu'on fait un chantier, de bloquer 1,2 km pendant huit mois? demande-t-il. Peut-être qu'on pourrait travailler par sections de 300 m ou de 500 m.»

Trouver son compte

Un an avant la réfection du boulevard Saint-Laurent, ce sont les commerçants de Saint-Denis qui ont râlé, tandis que des grues ont creusé des trous béants dans leur rue. Au début des travaux, le taux d'inoccupation des commerces était de 5%. Il dépassait 10% à la fin. Et le taux de rotation des commerces a longtemps oscillé entre 15% et 20%, preuve que les entreprises peinaient à prendre pied sur l'artère.

Reste que travaux ont été profitables à long terme, estime le directeur de la Société de développement commercial du Quartier latin, Claude Rainville. Et ce, même s'il a fallu trois ans aux marchands pour se remettre sur pied.

«Pour être honnête, je regarde les commerces qui ont fermé et je regarde ceux qui ont ouvert à leur place, et je constate que la rue est dans un meilleur état qu'elle l'était il y a trois ans», convient-il.

D'ailleurs, certaines entreprises trouvent leur compte dans les travaux d'infrastructure. Le chantier qui a paralysé la rue Jeanne-Mance a fait fuir plusieurs clients de l'hôtel Hyatt Regency, qui se trouve dans le complexe Desjardins. Pragmatique, le directeur général Raymond Soumako a décidé d'en profiter pour rénover son établissement. «Nous en profitons, a-t-il indiqué. Tant qu'à rénover, on va rénover.»