Passer de la fabrication de biscuits et de barres tendres à la vente de chocolats peut paraître aisé au premier coup d'oeil. Mais la fabrication et le commerce de détail sont deux métiers. Jean et Jacques Leclerc réussiront-ils à relancer Laura Secord là où trois propriétaires étrangers ont échoué?

Difficile de suivre Jean Leclerc, alors qu'il arpente d'un pas rapide sa fabrique de chocolat, dissimulée dans un parc industriel du quartier Vanier de Québec. Au propre comme au figuré.Le plancher est glissant, huilé par les fines particules de graisse qui s'échappent des machines qui torréfient, qui écossent et qui concassent les riches fèves de cacao. Le bruit est assourdissant, tandis que les silos de sucre se remplissent. La chaleur est étouffante dans la pièce isolée où s'élèvent des citernes de chocolat, chauffée à bloc pour ne pas que le précieux liquide se fige.

C'est sans parler de cette odeur tenace de cacao, celle qui accueille le visiteur dès qu'il franchit la porte de l'usine, qui est encore plus affirmée.

Alors que tous nos sens sont sollicités, assaillis, Jean Leclerc s'anime. Cet homme d'affaires qui a la circonspection d'un ancien politicien -il a été député libéral de Taschereau pendant neuf ans et ministre délégué aux Services gouvernementaux sous Daniel Johnson- ne tarit plus d'explications. Le chocolat, c'est sa passion!

«Je ne veux pas me vanter, mais nous avons les meilleurs équipements au monde!» dit-il avec fierté, en bombant légèrement son torse sous son sarrau blanc. Ouverte il y a bientôt quatre ans, cette chocolaterie équipée de machinerie européenne de pointe a nécessité un investissement de 40 millions de dollars.

À 51 ans, Jean Leclerc vient de quitter le confort de l'entreprise familiale où il était entré en 1977 pour se lancer en affaires avec son frère Jacques, 48 ans. Les deux hommes ont vendu leurs parts de Biscuits Leclerc, l'entreprise fondée par leur arrière grand-père, à leur frère Denis et à leurs soeurs Line et Nicole.

Mais ils ne sont pas partis très loin. Les deux hommes ont repris la chocolaterie affiliée à Biscuits Leclerc. Depuis juillet, elle vole de ses propres ailes sous le nom de Nutriart.

«Nous avions fait le tour du jardin», dit Jean Leclerc, l'aîné de sa génération.

«L'usine construite en 2006, c'était notre bébé, renchérit son frère Jacques. Et après plus de 30 ans dans les biscuits, on cherchait un nouveau défi avec le chocolat, un produit d'avenir dans lequel on croit.»

Ils ont rapidement trouvé un défi à la hauteur de leurs ambitions. Un mois après leur départ des Biscuits Leclerc, en août, les deux frères ont approché les propriétaires de la chaîne Laura Secord, un consortium d'investisseurs américains piloté par Gordon Brothers Group, pour leur signifier leur intérêt d'acheter la confiserie canadienne.

Cette chaîne, qui est aux mains d'intérêts étrangers depuis 1983, venait tout juste d'être remise en vente. Avec un chiffre d'affaires de 75 millions, Laura Secord est trois fois plus importante que Nutriart.

Pourquoi Biscuits Leclerc n'a-t-il pas racheté Laura Secord directement? Si le reste de la famille était plus ambivalent à l'idée de relancer cette chaîne en difficulté, selon Jacques Leclerc, la séparation de Biscuits Leclerc et de sa filiale Nutriart ne trahit pas une chicane de famille. Le fabricant de biscuits ne pouvait se lancer impunément dans le commerce de détail. Les clients de Biscuits Leclerc, des détaillants en alimentation, n'auraient pas digéré la concurrence d'un fournisseur.

Le chocolat a beau être un produit d'avenir, l'aventure est risquée. Et cela, même si Jean et Jacques Leclerc, partenaires à parts égales, ont vraisemblablement récupéré cette chaîne à un prix d'aubaine. Les anciens propriétaires avaient offerts 27,6 millions CAN pour mettre la main sur Laura Secord en 2004. Six années plus tard, ils l'auraient revendue pour 19,5 millions de dollars, selon ce qu'a rapporté le quotidien National Post, un chiffre inexact selon Jean Leclerc, qui est tenu au secret.

Les deux frères Leclerc ont négocié l'achat de Laura Secord alors que les cours du cacao et du sucre grimpaient en flèche et en tandem sur l'IntercontinentalExchange. (Ils se sont toutefois repliés depuis janvier.)

Surtout, les deux frères Leclerc, des routiers de l'agroalimentaire, n'ont jamais été détaillants. Du jour au lendemain, ils se retrouvent avec 128 boutiques et 1000 employés.

Jean Leclerc ne s'en cache pas. «Je suis à l'école, dit-il. Mais nous avons 30 employés à Toronto qui connaissent le métier.» Surtout, cet homme d'affaires de Québec a déjà fait ses preuves.

Sous la direction de Jean Leclerc, nommé grand patron de la division canadienne en 2003, Biscuits Leclerc cumule les distinctions et se classe parmi les entreprises à capital fermé les mieux gérées.

Jean Leclerc s'est aussi fait remarquer à titre de président du conseil de la Société des fêtes du 400e anniversaire de la ville de Québec. Préparées dans la controverse, ces fêtes ont remporté un franc succès, dissipant les craintes d'un fiasco. «Cela a fait de moi un expert en gestion de crises», dit Jean Leclerc d'un ton mi-figue, mi-raisin.

C'est ce diplômé en gestion de l'Université Laval qui préside maintenant le détaillant Laura Secord. Son frère Jacques, un pâtissier de formation qui s'est spécialisé au fil des ans en R&D, en contrôle de la qualité et en optimisation des procédés industriels, préside Nutriart, la chocolaterie de gros.

Nutriart produira tout le chocolat transformé par la chaîne, ce qui créera 25 emplois à l'usine de Québec. Avec une capacité de 75 tonnes par jour, cette PME est empressée de jouer ce rôle. Plusieurs mois avant la conclusion de la transaction, en février, Nutriart menait des tests avec ses équipements pour reproduire le plus fidèlement possible le goût et la viscosité des chocolats Laura Secord traditionnels. Marque de son enthousiasme, Jean Leclerc distribue déjà ses nouvelles cartes d'affaires de président de Laura Secord!

En revanche, Nutriart ne confectionnera pas les petits chocolats fourrés vendus par boîte. La chocolaterie compte plutôt se servir de sa capacité de production pour offrir de nouveaux produits, comme des canneberges ou des bleuets déshydratés enrobés de chocolat à haute teneur en cacao.

«Notre défi, c'est de garder nos clients actuels heureux, ce qui implique une constance dans nos produits et notre image, tout en allant chercher de nouveaux clients, plus jeunes», dit Jean Leclerc.

Bryan Crittenden, l'ancien dirigeant de Hershey qui avait été recruté par les ex-propriétaires de Laura Secord pour relancer la chaîne, tenait le même discours à quelques mots près. «Chocolat de grand-mère», disait-il. Nutriart pourra-t-il réussir là où les experts recrutés par des fonds d'investissements privés ont échoué?

«Nous sommes des gens d'agroalimentaire. On aime cela faire du chocolat, on aime cela en vendre, à la différence de financiers qui veulent revendre le plus vite possible l'entreprise qu'ils ont achetée.»

Mais la patience ne fera pas la différence à elle seule, reconnaît Jean Leclerc. «Mon frère et moi, nous avons la tête plus dure que la moyenne, dit-il d'un ton bourru. On va travailler fort jusqu'à temps qu'on y arrive.»