Lorsqu'on insiste un peu, Heather Reisman finit par lâcher le morceau. Son entreprise, Indigo Books & Music, a songé à acquérir Borders, le numéro deux de la librairie aux États-Unis qui s'est mis en vente l'an dernier en raison de ses pertes et de ses lourdes dettes. Mais elle n'a pas tardé à y renoncer.

Ce n'est pas que cette femme d'affaires de 61 ans ait peur du défi de racheter un détaillant trois fois plus gros qu'Indigo. Heather Reisman l'a déjà fait avec succès en 2001. Cette année-là, la petite chaîne qu'elle a fondée en 1996 a avalé Chapters, le plus grand libraire au pays, à la suite d'une offre d'achat hostile qui a défrayé la chronique.

«Mais, avec tout ce qui se passe en ce moment, nous en avons plein les bras», dit Heather Reisman, en entrevue téléphonique avec La Presse.

La chef de la direction d'Indigo ne songe pas à la récession, un phénomène cyclique. Elle pense à la révolution du livre électronique qui ébranle les étagères des libraires. Alors que certains détaillants se rentrent la tête dans le sable, Heather Reisman, elle, est sur le sentier de la guerre.

«Le livre électronique nous force à revoir notre stratégie d'affaires et à repenser le concept de nos boutiques», dit cette dirigeante qui vient d'accéder au club des 50 femmes d'affaires les plus influentes de la planète, selon le Financial Times de Londres.

Avec la numérisation, Heather Reisman estime que les ventes de livres de papier chuteront de 15% d'ici cinq ans. Pessimiste? Pas autant que Sarah Rotman Epps, analyste des consultants Forrester Reaserch, de Cambridge, au Massachusetts.

Mercredi, Forrester a révisé à la hausse ses prévisions de ventes de lecteurs de livre numérique aux États-Unis, jugées trop conservatrices. Avec la chute des prix des lecteurs d'Amazon et de Sony, il s'écoulera non pas 2 millions mais 3 millions d'unités en 2009. Déjà, il se vend pour 14 millions US de livres numériques par mois, selon l'Association américaine des éditeurs.

«Selon toute vraisemblance, les libraires vont connaître le même sort que les magasins de disques et les clubs vidéo», dit Sarah Rotman Epps.

Seules les meilleurs librairies pourront se maintenir, croit cette analyste. Et encore devront-elles embrasser le livre électronique plutôt que le dénigrer, en offrant, par exemple, un service d'impression de chapitres.

C'est ce qu'a fait Indigo en lançant son catalogue de livres électroniques appelé «shortcovers». Nul besoin d'acheter un lecteur. Ces livres, qui se vendent autour de 10$ à 15$, se téléchargent sur des téléphones dits intelligents comme le iPhone ou le BlackBerry.

Le catalogue de «shortcovers», déjà riche, devrait compter 600 000 titres d'ici la fin de cette année. Pour l'instant, toutefois, on n'y trouve aucun livre en français, Indigo étant en négociation avec des éditeurs.

Cette initiative, qui fait d'Indigo un libraire international dans le monde anglo-saxon, connaît déjà le succès, selon Heather Reisman, qui refuse toutefois de chiffrer ses ventes.

«Je ne crois pas que le livre va disparaître de la même façon que la musique ou les vidéos. Les gens aimeront toujours avoir des livres à leur maison», précise-t-elle.

Voilà pourquoi Indigo continue d'étendre son réseau de librairies. La boutique grande surface (22 000 pi2) qui ouvre ses portes cette fin de semaine au Quartier Laval est la 96e de cette chaîne qui compte aussi 151 petites boutiques sous les bannières Indigo, Chapters et Coles.

La recette Indigo semble fonctionner au Québec, où les ventes au pi2 des quatre boutiques de grande surface sont de 25% supérieures à la moyenne nationale. Le magasin de Pointe-Claire est le plus rentable au pays, ce qui n'est pas pour déplaire à Heather Reisman, qui a grandi à Mont-Royal et a étudié en psychologie à McGill.

Comme l'espace réservé aux livres est appelée à diminuer, toutefois, Indigo met l'accent sur les produits qui, pour prendre l'expression fétiche de Heather Reisman, séduisent les amoureux des livres. Les cadeaux. Les jouets éducatifs. Les articles de bricolage. Et depuis peu, des produits écolos comme de la papeterie ou des soins pour le corps.

Ces produits viennent des boutiques Pistachio, une nouvelle chaîne lancée à l'automne 2008. Car il faudra plus que de nouveaux produits pour faire croître Indigo, dont les ventes ont atteint 940,4 millions lors de l'année terminée le 28 mars, en hausse de seulement 1,9% sur celles enregistrées en 2008.

Indigo compte lancer prochainement de nouvelles bannières, des boutiques dont l'identité reste encore top secrète. Toutefois, les premiers pas de Pistachio invitent à la prudence.

La récession a ralenti les projets d'expansion de cette nouvelle chaîne au Canada et aux États-Unis. Au lieu de six à huit boutiques, Pistachio se limite encore à deux boutiques, à Toronto. Et Indigo a revu à la baisse ses prix après avoir constaté que les consommateurs ne sont pas prêts à débourser une prime surpassant 15% pour des produits verts. «Avec la récession, on a décidé de prendre notre temps et de raffiner le concept», explique Heather Reisman.  

Malgré tout, cette libraire branchée affiche un «optimisme prudent» à la veille de la saison des Fêtes. «Je crois que les ventes vont retrouver un peu de leur élan», dit Heather Reisman, qui contrôle près de 71% des actions d'Indigo avec son mari, Gerry Schwartz, le grand patron du conglomérat Onex.

Il faut l'espérer parce que, pour les libraires, toute l'année se joue là.