Le gouvernement Trudeau avait promis qu'il ne signerait pas un nouvel ALENA qui ne serait pas « gagnant-gagnant-gagnant » pour les trois pays. L'Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC), annoncé à la dernière heure dimanche soir, force Ottawa à faire plusieurs concessions et soulève la colère des producteurs laitiers, mais le gouvernement Trudeau estime néanmoins pouvoir crier victoire.

« Je sais que cet accord va être bon pour le Canada comme pour tous les Canadiens », a déclaré le premier ministre Justin Trudeau en conférence de presse hier à Ottawa, saluant la « stabilité » qui sera procurée par la nouvelle entente.

M. Trudeau estime que cet accord est « équitable » et préserve « le principe fondamental » de l'ALENA. « Quand votre partenaire commercial est 10 fois plus grand que vous, il faut fixer des règles, a-t-il avancé. Il faut que tout le monde ait des chances égales. Si le nouvel accord n'avait pas atteint ces objectifs, nous ne l'aurions pas signé. »

L'administration Trump avait donné au Canada jusqu'au 1er octobre pour conclure un traité en remplacement de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). La nouvelle entente porte un nouveau nom, ce qui n'a rien de surprenant considérant la haine maintes fois déclarée de Donald Trump envers l'ALENA.

Elle sauve une bonne partie des meubles et a été saluée par la plupart des regroupements d'entreprises canadiens et plusieurs experts, hier.

DU « DRAME » ÉTALÉ SUR 14 MOIS

Après un marathon de négociations de 14 mois marqué par plusieurs moments de « drame », de l'aveu même de la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland, Ottawa et Washington ont tous deux présenté hier l'AEUMC comme une importante avancée pour le continent nord-américain. Les États-Unis avaient déjà conclu une entente séparée avec le Mexique à la fin août.

Il faut dire que les enjeux, pour le Canada, étaient énormes. Donald Trump a menacé à plusieurs reprises de déchirer l'ALENA, ce qui aurait constitué une catastrophe pour le Canada, dont près de 80 % des exportations prennent le chemin des États-Unis.

Le président avait concentré une bonne partie de ses attaques sur le secteur des produits laitiers au cours des derniers mois, ce qui a forcé, sans surprise, le gouvernement Trudeau à faire des concessions à cet égard.

Les quotas d'exportations accordés aux producteurs laitiers américains sont légèrement plus élevés que ceux qui avaient déjà été négociés dans le cadre du Partenariat transpacifique, un accord signé avec 10 pays, et dans le cadre du traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne.

« AGRÉABLEMENT SURPRIS »

« Je pense que ce n'est vraiment pas un accord si pire que ça, a observé la professeure en droit international à l'Université de Sherbrooke Geneviève Dufour, qui a parcouru le texte de l'AEUMC hier. Oui, on a perdu sur la gestion de l'offre, mais c'était prévisible. On ne pouvait pas ne pas donner aux Américains, notre principal partenaire commercial, ce qu'on avait donné à la Belgique et au Viêtnam. »

Un écho repris par Patrick Leblond, professeur agrégé à l'École supérieure d'affaires publiques de l'Université d'Ottawa. Il s'est dit « agréablement surpris » par l'AEUMC.

« Je dirais [que] dans l'ensemble, c'est une bonne nouvelle pour le Canada, a-t-il avancé. Du côté du lait et des quotas par exemple, je m'attendais à ce que le Canada soit obligé d'offrir beaucoup plus que le 3,6 %, je m'attendais entre 5 et 10 %. »

L'OPPOSITION FULMINE

Les marchés financiers semblent partager ce soulagement, comme en témoigne la remontée du dollar canadien et des Bourses nord-américaines, hier. L'opposition à Ottawa, tout comme les chefs de parti au Québec, sont à l'autre bout du spectre et ont passé toute la journée à dénoncer l'AEUMC.

Le chef conservateur Andrew Scheer a déploré l'absence totale de « gains » pour le Canada, comme la fin de la politique « Buy America » au sud de la frontière. Le Nouveau Parti démocratique a de son côté estimé qu'Ottawa avait signé un accord « pire » que le précédent, tandis que le Bloc québécois a accusé le gouvernement libéral de s'être « complètement écrasé » et d'avoir « sacrifié le Québec ».

PAS ENCORE LE « FIL D'ARRIVÉE »

Malgré l'immense soupir de soulagement poussé par le gouvernement Trudeau, le premier ministre a reconnu que « nous ne sommes pas rendus au fil d'arrivée ». L'AEUMC doit être avalisé par les Parlements des trois pays signataires, et le Congrès américain pourrait potentiellement tenter de faire obstruction, a reconnu hier Donald Trump.

Pendant une longue conférence de presse à Washington, le président américain a présenté la signature de cet accord comme une « victoire incroyable » pour les trois pays - et surtout pour les États-Unis. M. Trump a parlé d'une « nouvelle historique pour notre nation et même pour le monde entier ».

Le président a dit vouloir signer le nouvel accord d'ici la fin novembre.

D'AUTRES POINTS ENTOURANT L'ACCORDPAS D'ENTENTE SUR L'ACIER ET L'ALUMINIUMLes tarifs de 10 % et 25 % imposés par Washington sur les exportations canadiennes d'aluminium et d'acier le printemps dernier, en raison de craintes pour la « sécurité nationale » des États-Unis, n'ont pas disparu au moment de la signature de l'AEUMC. La ministre Chrystia Freeland a indiqué hier qu'il s'agissait d'un dossier distinct, qu'elle a bon espoir de voir se régler. Le regroupement des United Steelworkers a déploré cette absence de règlement et estime que les travailleurs de l'acier ont été « sacrifiés » par Ottawa.

Agriculture : une compensation... plus tard

Le gouvernement Trudeau a promis de mettre en place un mécanisme de compensation pour dédommager les agriculteurs qui seront touchés par l'accès accru accordé aux producteurs américains. Le fonctionnement précis de ce système et les sommes offertes seront déterminés au cours des prochains mois. Les Producteurs laitiers du Canada s'estiment trahis. « Aujourd'hui, le message envoyé à nos producteurs passionnés et fiers d'offrir un produit de grande qualité ainsi qu'à tous les gens qui travaillent dans le secteur laitier est clair : ils ne sont rien de plus qu'une monnaie d'échange pour satisfaire le président Trump », ont-ils dénoncé dans un communiqué.

Trump vante ses tarifs

Pendant une longue conférence dans le jardin de la Maison-Blanche, Donald Trump a fait valoir que ses menaces de tarifs - et dans certains cas leur application - avaient porté leurs fruits. Il a laissé entendre que la menace de surtaxer les exportations automobiles avait incité le président de la Commission européenne Jean-Claude Junker à négocier de meilleures conditions pour les exportations américaines vers l'Europe. M. Trump avait proféré des menaces similaires à l'endroit du Canada qui craignait l'hécatombe économique si Washington était allé de l'avant.

Moments de pessimisme

Interrogés sur les aléas de la longue négociation avec les Américains, Justin Trudeau et Chrystia Freeland ont reconnu avoir vécu des « hauts et des bas » ainsi que certains moments de « pessimisme » au cours des 14 derniers mois. « On avait dit au départ qu'il y aurait du drame, et il y en a eu », a résumé la ministre des Affaires étrangères avec le sourire. Les attaques verbales du président américain envers le Canada et Justin Trudeau ont été fréquentes - et parfois brutales - pendant les pourparlers, mais les deux dirigeants ont affirmé hier que leur relation était « bonne ».

Certains aspects progressistes

L'AEUMC, dont le texte s'étend sur plusieurs centaines de pages, comprend certaines véritables avancées par rapport à l'ALENA. Le gouvernement Trudeau estime avoir réussi à faire inclure plusieurs dispositions « progressistes » touchant notamment la parité des genres, les autochtones et l'environnement. L'accord comprend aussi tout un chapitre sur les PME et des dispositions touchant l'exception culturelle canadiennes sur les plateformes numériques comme Netflix, qui ont été bien accueillies hier.

FINI L'ACCORD AVEC LA CHINE ?Une clause enfouie dans l'AEUMC laisse comprendre que les États-Unis pourraient appliquer un droit de veto quant à la ratification d'un traité de libre-échange entre le Canada et la Chine. Selon le texte, les trois pays membres devraient donner un préavis d'au moins un mois à leurs partenaires s'ils désirent signer une entente commerciale avec un pays dont l'économie est dirigée (« non-market country »). Cette référence quelque peu ambiguë semble viser clairement la Chine, qui est dans la ligne de mire du président Trump. Un expert cité par le National Post considère cette clause comme une nette entrave à l'indépendance du Canada, d'autant plus surprenante que le pays a déjà engagé des pourparlers préliminaires avec la Chine en vue d'un éventuel accord de libre-échange.