Trois semaines après des déclarations virulentes du représentant américain au Commerce, qui a qualifié les protections canadiennes sur la propriété intellectuelle (PI) de dignes du « tiers monde », des documents internes obtenus par La Presse confirment qu'Ottawa est bien conscient de son retard en cette matière.

La protection de la PI, notamment des brevets et des marques de commerce, constitue l'un des éléments clés de la renégociation actuelle de l'ALENA. Des notes destinées au ministre de l'Innovation, des Sciences et du Développement économique, Navdeep Bains, attestent que le Canada n'a toujours pas adhéré à une série de cinq traités internationaux dans ce domaine, qu'il s'était pourtant engagé à ratifier il y a plusieurs années.

« Parmi les économies industrialisées, le Canada tire de l'arrière pour ce qui est de l'adhésion à ces traités », soulignent les documents obtenus en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, datés d'avril 2017.

AUX CÔTÉS DU TURKMÉNISTAN

L'insatisfaction de Washington à l'égard du régime canadien de PI ne date pas d'hier. Dans son dernier rapport annuel sur le sujet, le Bureau du représentant américain au Commerce fait figurer le Canada sur une liste de pays « à surveiller », aux côtés de 22 autres nations, dont le Turkménistan, l'Ouzbékistan, le Pakistan, la Suisse, le Mexique et l'Équateur.

Washington se dit « profondément inquiet » du manque d'efforts déployés par le Canada pour limiter le passage de biens contrefaits à ses frontières. Les États-Unis soulignent aussi dans ce rapport être « profondément troublés » par l'interprétation de certaines clauses de la loi canadienne sur le droit d'auteur, en plus de dénoncer des aspects de la gestion des brevets pharmaceutiques.

Le représentant au Commerce Robert Lighthizer en a rajouté une couche le mois dernier. Il a affirmé que le régime canadien de protection en matière de PI était digne « du tiers monde » alors qu'il présentait l'état des discussions sur l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) devant le Congrès américain.

PLUSIEURS EXCEPTIONS

Ysolde Gendreau, professeure titulaire à la faculté de droit de l'Université de Montréal, reconnaît que les propos récents de Robert Lighthizer « frappent fort ». Elle souligne que d'importantes avancées ont été réalisées en matière de PI au pays depuis 30 ans, même si le régime canadien arrive généralement « en dessous » lorsqu'on le compare à celui des États-Unis.

La loi canadienne sur le droit d'auteur, réformée en 2012, affiche par ailleurs de sérieuses lacunes, estime l'experte en propriété intellectuelle. « Elle ressemble de plus en plus à une loi des pays du tiers monde. Il y a tellement d'exceptions dans la loi que ça devient vraiment difficile de savoir quand on peut être sûr de soi pour exploiter une oeuvre. »

CINQ TRAITÉS

Ottawa s'est engagé à moderniser son cadre de protection de la PI en ratifiant cinq traités internationaux « largement reconnus », soulignent les documents obtenus par La Presse. L'adhésion du pays à ces accords, décidée depuis plusieurs années, demande une série de modifications réglementaires.

« Notre gouvernement a annoncé, dans le cadre du dernier budget, qu'il mettrait sur pied une nouvelle stratégie en matière de PI au cours de la prochaine année, a indiqué un porte-parole du cabinet du ministre Navdeep Bains. Cette dernière permettra de veiller à ce que le régime de PI du Canada soit moderne et robuste, et qu'il appuie la commercialisation des innovations canadiennes au XXIe siècle. »

Ce porte-parole ajoute que « la Stratégie d'affaires quinquennale (2017-2022) de l'Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) prévoit l'adhésion à cinq traités internationaux sur la PI afin d'appuyer la principale priorité stratégique visant à promouvoir l'innovation ».

L'OPIC a tenu des consultations publiques à ce sujet pendant la dernière année. Ottawa prévoit une entrée en vigueur des nouveaux règlements sur les dessins industriels en 2018, tandis que ceux sur les marques de commerce et les brevets devraient être appliqués à partir de l'an prochain.

Si les choses ne bougent pas assez vite au goût de Washington, Grant Lynds, président de l'Institut de la propriété intellectuelle du Canada (IPIC), salue les gestes posés par Ottawa dans ce secteur. « Plusieurs lois ont été votées dans les dernières années ; il s'agit simplement de les faire entrer en vigueur », a-t-il résumé.

- Avec William Leclerc, La Presse