Les négociateurs de l'ALENA ont fait assez de progrès à Montréal pour justifier la tenue d'une septième ronde de négociations dans un mois à Mexico. Le représentant américain au Commerce Robert Lighthizer a toutefois pressé ses partenaires d'accélérer la cadence, hier, décochant au passage quelques flèches bien senties envers le Canada. De leur côté, des experts font preuve d'un optimisme prudent pour la suite des choses. Compte rendu.

« Vrais progrès »

Après une semaine de négociations intensives, Robert Lighthizer a estimé hier que de « vrais progrès » avaient été réalisés à Montréal. Il en a profité pour pousser le Mexique et le Canada à presser le pas des négociations au cours des prochaines semaines. « Nous devons à nos citoyens, qui traversent une période d'incertitude, de progresser beaucoup plus rapidement », a-t-il lancé pendant une conférence de presse conjointe avec ses homologues du Canada et du Mexique. Washington souhaite reprendre le dialogue « de façon urgente » avec ses partenaires en vue de faire avancer les dossiers les plus chauds avant la prochaine ronde officielle de négociations de l'Accord de libre échange nord-américain (ALENA), prévue à la fin de février à Mexico.

Avancées et reculs

Robert Lighthizer a souligné que « les États-Unis considèrent l'ALENA comme très important », un discours qui tranche avec plusieurs déclarations de son président. Donald Trump a menacé à plusieurs reprises d'enclencher une procédure de retrait de l'ALENA, qualifiant au passage l'entente d'« horrible ». À Montréal, les négociateurs des trois pays ont conclu avec succès la renégociation de l'un des 30 chapitres de l'ALENA, sur les règles anticorruption, et plusieurs autres dossiers seraient près d'être finalisés. Les enjeux les plus corsés sont toutefois loin d'approcher d'un règlement, et Robert Lighthizer a rejeté du revers de la main des propositions canadiennes dans le secteur névralgique de l'automobile.

Règles d'origine

Les États-Unis réclament une forte augmentation du pourcentage de pièces nord-américaines - et surtout fabriquées aux États-Unis - dans les véhicules manufacturés dans la zone ALENA, demande qui a été jugée irrecevable par le Canada. Les négociateurs canadiens ont proposé une solution « créative » afin de contourner le problème, suggérant d'inclure les dépenses de recherche et développement et de propriété intellectuelle dans le calcul du contenu nord-américain. Robert Lighthizer a rejeté net cette proposition. Il estime qu'elle entraînerait une diminution des emplois automobiles aux États-Unis, au Canada et au Mexique. « C'est l'inverse de ce que nous essayons de faire », a-t-il lancé.

Guerre de chiffres

Utilisant des statistiques canadiennes, Robert Lighthizer a aussi tenté de démontrer à quel point le commerce canado-américain était inéquitable. Il a souligné que le Canada avait vendu pour 298 milliards US de marchandises aux États-Unis en 2016, alors qu'il en a acheté pour seulement 210 milliards US, ce qui laisse les Américains avec un déficit commercial de 87 milliards US. La ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a fait l'exercice inverse quelques minutes plus tard. Citant des données américaines, elle a rappelé que les échanges totaux entre les deux pays - incluant les services - avaient totalisé 635 milliards US en 2016, soit un surplus de 8 milliards en faveur des États-Unis. « C'est tout près de l'équilibre, mais c'est tout de même un petit déficit en défaveur du Canada », a-t-elle dit alors que son homologue américain se tenait juste à côté.

Plainte devant l'OMC

Le responsable américain du commerce a par ailleurs dénoncé publiquement la plainte logée par le Canada devant l'Organisation mondiale du commerce (OMC), il y a quelques semaines. Robert Lighthizer a utilisé des mots durs pour qualifier cette plainte canadienne, qui faisait état de droits compensateurs injustifiés. « Nous considérons bien sûr ce dossier comme frivole, ça nous fait aussi nous demander si toutes les parties sont vraiment déterminées à entretenir des échanges commerciaux mutuellement bénéfiques. » Malgré les commentaires acerbes de son homologue, Chrystia Freeland a estimé que la plainte de l'OMC constituait un dossier distinct de celui de l'ALENA. Questionnée à ce sujet pendant une conférence de presse séparée, elle s'est dite prête à négocier « dès aujourd'hui » avec Washington au sujet des droits compensateurs qui touchent le bois d'oeuvre canadien.

Mexico fin février

Ildefonso Guajardo, secrétaire de l'Économie du Mexique, a souligné hier que la renégociation de l'ALENA « reste une haute priorité nationale dans nos trois pays ». Il a salué les progrès accomplis à plusieurs tables de négociation, incluant celles sur les télécommunications et les mesures sanitaires. La prochaine ronde de discussions est prévue à Mexico à la fin de février entre les trois pays, et une huitième devrait se tenir aux États-Unis d'ici avril. Chrystia Freeland a refusé de « spéculer » sur la date butoir visée par Washington pour régler le dossier épineux de l'ALENA. Elle a avancé qu'Ottawa était bien préparé à toutes les éventualités.

OPTIMISME PRUDENT PARMI LES EXPERTS

Les petits progrès accomplis pendant la ronde de négociations qui vient de se terminer à Montréal éloignent la possibilité que le président Donald Trump déclenche unilatéralement le processus de retrait des États-Unis de l'accord commercial, estiment les spécialistes interrogés hier par La Presse. Mais ils s'entendent aussi pour dire que la suite des choses sera difficile, parce que les sujets les plus controversés ont à peine été abordés et que les deux rondes qui restent à venir ne suffiront pas pour régler des différends aussi profonds.

LE CONGRÈS MET DE LA PRESSION

La présence à Montréal le week-end dernier des représentants du puissant comité des Voies et moyens du Congrès américain a lancé un signal important à l'administration Trump de continuer à négocier. C'est ce que retient Raymond Bachand, négociateur en chef du Québec, de la sixième ronde de négociations. « Ces gens-là ne sortent jamais de Washington en temps normal et il est clair qu'ils veulent que l'accord soit renégocié », a-t-il commenté hier.

Raymond Bachand voit deux scénarios possibles à partir de maintenant : l'administration Trump veut des progrès rapides qui pourraient permettre un accord de principe en avril ou en mai, ou alors le président se garde la possibilité de se retirer de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) jusqu'aux élections de mi-mandat pour l'aider à parler à son électorat.

LA GUERRE DES CHIFFRES SE POURSUIT

Même si les négociateurs des trois pays ont reconnu les avancées réalisées à Montréal, le Canada et les États-Unis ne s'entendent toujours pas sur ce qui devrait pourtant faire l'objet d'un consensus facile : les statistiques sur les échanges commerciaux entre les deux partenaires.

Le représentant américain au Commerce, Robert Lighthizer, a affirmé que le Canada avait un surplus commercial de 87 milliards de dollars avec les États-Unis, en citant les statistiques canadiennes. La ministre Chrystia Freeland, tout de suite après, a soutenu que le Canada avait un déficit commercial de près de 8 milliards US avec les États-Unis, en citant les statistiques américaines.

« Tout dépend de ce qu'on compte et de comment on le compte, explique Richard Ouellet, professeur à l'Université Laval et spécialiste du commerce international. Les statistiques sur le commerce des services sont devenues de plus en plus difficiles à colliger, en raison des transactions électroniques et de la grande intégration entre les économies canadienne et américaine. C'est rendu comme les sondages. Il va y avoir de plus en plus de ce genre de guerre de chiffres », prévoit-il.

UN ÉCHÉANCIER TROP COURT

Il sera impossible de conclure la renégociation de l'ALENA dans le court laps de temps qu'il reste, estime Patrick Leblond, professeur à l'Université d'Ottawa et expert en politique économique internationale. Le calendrier de discussions voulait tenir compte de l'élection présidentielle qui aura lieu au Mexique le 1er juillet, « mais c'est un échéancier impossible », dit-il. Andrès Manuel Lopez Obrador, candidat à la présidence qui mène dans les sondages, est un politicien de gauche et n'est pas un ardent défenseur de l'ALENA.

Le président américain semble avoir accepté la possibilité que les discussions se prolongent au-delà de la dernière ronde prévue en mars à Washington, souligne Patrick Leblond. Ce qui a changé, selon lui, c'est que le Canada et le Mexique ont clairement fait savoir qu'ils ne signeraient pas n'importe quel accord, ce qui a surpris les Américains, qui croyaient que leur poids économique les ferait céder.

DANS LEURS MOTS

« Je dirais que je fais preuve d'un optimiste très prudent. Il reste beaucoup de sujets litigieux à discuter. Rien n'est impossible, mais il faudrait qu'il y ait une extrême volonté de la part des Américains de conclure une entente [pour terminer la négociation d'ici la fin de mars]. » - Dominique Anglade, ministre de l'Économie et vice-première ministre du Québec

« C'est encourageant que les représentants des trois pays aient tous indiqué des progrès vers un accord modernisé. Cependant, le travail est loin d'être terminé, y compris sur plusieurs questions clés, et il n'y a toujours aucune garantie de succès. » - Perrin Beatty, président et chef de la direction de la Chambre de commerce du Canada

« Après le week-end, où on avait senti un vent d'optimiste, le son de cloche était différent hier. Il y a eu moins d'avancées que ce qu'on pouvait espérer, mais au moins, les parties sont encore à la table. » - Véronique Proulx, présidente-directrice générale de Manufacturiers et exportateurs du Québec

« Même s'il est clair que les parties ont encore d'importantes questions à régler, c'est encourageant de voir que des développements positifs ont été réalisés au cours de la dernière semaine. Nous saluons les efforts du gouvernement canadien, qui tente de trouver des solutions à des enjeux complexes et qui continue de promouvoir l'importance de l'ALENA pour les trois pays. » - Martine Hébert, porte-parole de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante

- Un texte d'Hélène Baril