Il n'y a pas qu'au Québec que le modèle pour vendre de l'alcool fait l'objet de perpétuels débats. Même en Alberta, qui célèbre les 20 ans de la privatisation, tous ne s'entendent pas sur le succès de la démarche. Et les conservateurs ontariens songent à imiter les Albertains s'ils prennent le pouvoir. Panorama de la situation canadienne.

Steve West se souvient de la privatisation de la vente d'alcool en 1993 en Alberta. Les conservateurs de Ralph Klein voulaient céder divers secteurs d'activité gouvernementale au privé. En septembre, la fin du monopole de 69 ans était annoncée. Six mois plus tard, le dernier des 202 magasins étatiques fermait ses portes.

«Vous devez le faire rapidement, parce que les gens changent, les ministres changent. C'est une question de synchronisme», dit l'ancien ministre des Affaires municipales et des Finances de la province.

Vingt ans après, l'Alberta demeure la seule province canadienne à s'être lancée dans l'aventure et le débat anime toujours des Albertains quant à savoir si c'était la bonne décision.

Pour Steve West, cela ne fait aucun doute: l'initiative a été un franc succès.

«Ce n'est pas la place du gouvernement d'être impliqué dans la vente d'alcool», tranche l'ancien politicien lors d'une entrevue avec La Presse.

«C'est ce que les gens voulaient: ils voulaient un gouvernement qui décide en fonction de ce qu'il fallait faire, pas de ce qui était politiquement correct», ajoute l'ancien ministre.

Plusieurs études

Tout le monde n'est pas du même avis. Dans une étude publiée en 2012, l'Institut Parkland de Calgary a analysé les modèles de l'Alberta, de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan.

Cette étude est souvent citée par les opposants à la privatisation ailleurs au Canada, dont au Québec, où la question continue bon an mal an à faire l'objet de débats.

L'Institut a conclu que c'est en Colombie-Britannique que l'alcool est le plus cher; l'Alberta vient au deuxième rang. Il a aussi conclu que le gouvernement albertain est celui qui retire le moins de revenus de la vente d'alcool.

Les revenus pour le gouvernement étaient de 404,8 millions de dollars lors de l'année avant la privatisation, pour 200 millions de litres d'alcool vendus. Ils étaient de 729 millions en 2012-2013 pour 300 millions de litres.

Or, ces revenus auraient été beaucoup plus élevés si le niveau de taxation avait été ajusté à l'inflation, croit l'Institut Parkland. Si on additionne les pertes cumulatives, «l'Alberta s'est privée d'environ 1,5 milliard de dollars», ont même évalué les auteurs de l'étude, David Campanella et Greg Flanagan.

Colin Boyd, un professeur de gestion à l'Université de la Saskatchewan qui a aussi comparé les modèles des trois provinces, en est arrivé à des conclusions semblables. M. Boyd explique que l'approche albertaine, qui a interdit la vente dans des épiceries, a forcé les entreprises privées à multiplier les infrastructures et les frais d'exploitation, et poussé les prix à la hausse.

«Ce simple geste politique est la raison pour laquelle l'alcool en Alberta est plus cher qu'en Saskatchewan», estime le professeur.

Mise en garde

Mais l'ancien ministre Steve West rejette ces arguments. Sur la question des prix, il accuse les opposants de s'être servis d'exemples parmi les extrêmes, alors que chaque semaine, de nouveaux produits sont vendus au rabais.

De plus, le fait de ne pas taxer davantage la vente d'alcool est un choix, selon lui, tout comme celui de ne pas avoir de taxe de vente provinciale en Alberta.

Il ajoute que les économies générées par l'État grâce à l'élimination des frais d'exploitation liés à la vente d'alcool (salaires, baux, transport, etc.) se chiffrent aussi en millions.

Ces économies s'ajoutent à celles engendrées par la privatisation d'autres secteurs durant la même période, dont l'entretien des routes et l'enregistrement automobile, insiste M. West.

«Et ça se répète à l'infini, dans tous les budgets pour l'avenir», dit-il.

Tenant compte de ces variables, une étude de l'Institut de recherche et d'informations socio-économiques (IRIS) de 2003 évaluait que le manque à gagner pour le gouvernement albertain s'élevait tout de même à 90 millions de dollars par année.

Mais les critiques, selon Steve West, proviennent de «gens qui sont totalement opposés à ce modèle parce qu'ils n'aiment pas le secteur privé».

Du reste, souligne l'ancien ministre, l'alcool est un luxe et payer quelques dollars de plus par bouteille n'est pas trop demander pour profiter de tous les avantages du nouveau modèle, dont un choix plus vaste, plus de magasins et des heures d'ouverture plus longues.

Essayer, c'est l'adopter, conclut M. West, et il invite les Québécois à tenter l'expérience. «Le Québec serait tellement mieux servi en mettant ça dans les mains du secteur privé!»

Sans surprise, David Campanella de l'Institut Parkland est plus prudent. «Pensez-y à deux fois!», lance le chercheur.

Les pour et les contre

Voici les arguments présentés par les partisans et les opposants du modèle albertain.

POUR

1. Le monopole d'État est remplacé par une saine concurrence privée.

2. Les points de vente sont ouverts plus tard et il y a plus de magasins.

3. Avec près de 20 000 produits différents, il y a plus de choix d'alcool dans la province.

4. Le gouvernement fait des économies récurrentes sur les frais d'exploitation.

CONTRE

1. La privatisation a favorisé la création d'un oligopole dominé par quelques grandes entreprises.

2. Un meilleur accès mène à une plus grande consommation et à des problèmes sociaux plus coûteux.

3. La sélection dans un magasin classique laisse à désirer et il faut aller plus loin pour trouver certains produits.

4. Ces coûts ont été transmis aux entreprises qui les répercutent sur la facture des consommateurs.

La vente d'alcool d'un océan à l'autre

De la privatisation au monopole étatique, les provinces et territoires canadiens ont adopté différents modèles de vente d'alcool, qui se situent souvent entre les deux pôles. En voici un aperçu.

ALBERTA

Modèle: entièrement privé

Population: 4 millions

Points de vente: 1995

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 729 millions

Ventes (2012-2013):

2,3 millions

Choix: 17 918 produits

COLOMBIE-BRITANNIQUE

Modèle: mixte/concurrentiel (magasins privés avec licence

et magasins du gouvernement)

Population: 4,6 millions

Points de vente: 1439

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 930 millions

Ventes (2012-2013): 2,95 milliards

Choix: 6000 produits

ÎLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD

Modèle: mixte/monopole (magasins du gouvernement et franchisés du gouvernement pour les communautés plus éloignées)

Population: 145 000

Points de vente: 25

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 42,7 millions

Ventes (2012-2013): 97,7 millions

Choix: 2200 produits

MANITOBA

Modèle: mixte/concurrentiel (magasins privés avec licence

et magasins du gouvernement)

Population: 1,3 million

Points de vente: 500

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 260,6 millions

Ventes (2012-2013): 673 millions 

Choix: 4243 produits

NOUVEAU-BRUNSWCK

Modèle: mixte/monopole (magasins du gouvernement et franchisés du gouvernement pour les communautés plus éloignées)

Population: 756 000

Points de vente: 122

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 164 millions

Ventes (2012-2013):

388 millions 

Choix: 1908 produits

NOUVELLE-ÉCOSSE

Modèle: mixte/monopole (magasins du gouvernement, franchisés du gouvernement pour les communautés plus éloignées et quelques magasins privés spécialisés)

Population: 941 000

Points de vente: 160

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 226,4 millions

Ventes (2012-2013): 592,9 millions

Choix: 2000

NUNAVUT

Modèle: entièrement public

Population: 35 600

Points de vente: 1 (Rankin Inlet)

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 1,7 million

Ventes (2012-2013): 5,7 millions

Choix: 300 produits

ONTARIO

Modèle: mixte/monopole (magasins du gouvernement (LCBO), monopole privé de bière (Beer Store) et quelques succursales privées de vins locaux (Ontario Wineries))

Population: 13,5 millions

Points de vente: 1800

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 2,3 milliards

Ventes (2012-2013): 7 milliards

Choix: 22 000 produits (LCBO)

QUÉBEC*

Modèle: mixte/monopole (SAQ, bière et vins dans les épiceries et dépanneurs)

Population: 8,2 millions

Points de vente: 800

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 1,56 milliard (SAQ seulement, dividende et taxe de vente)

Ventes (2012-2013): 2,9 milliards

Choix: 11 500 produits

* Chiffres pour la SAQ seulement, exclut les ventes de bière dans les dépanneurs et les épiceries

SASKATCHEWAN

Modèle: mixte/concurrentiel (magasins du gouvernement, franchises du gouvernement et quelques magasins privés)

Population: 1,1 million

Points de vente: 710

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 232 millions

Ventes (2012-2013): 592,3 millions

Choix: 2438 produits

TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR

Modèle: mixte/monopole (magasins du gouvernement et franchisés du gouvernement dans les régions plus éloignées)

Population: 527 000

Points de vente: 154

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 141 millions

Ventes (2012-2013): 296,5 millions

Choix: 3500

TERRITOIRES-DU-NORD-OUEST

Modèle: mixte/concurrentiel (cinq magasins du gouvernement et deux magasins privés à Yellowknife)

Population: 43 500

Points de vente: 7

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 25 millions

Ventes (2012-2013):

47 millions

Choix: 1000 produits

YUKON

Modèle: mixte/monopole (magasins du gouvernement et franchisés du gouvernement autorisés à vendre dans des communautés éloignées)

Population: 36 700

Points de vente: 6, plus quelques points de vente dans les communautés éloignées 

Revenus pour le gouvernement (2012-2013): 12,3 millions

Ventes (2012-2013): 34,4 millions

Choix: 1291 produits

Sources: agences gouvernementales chargées de superviser la vente d'alcool dans chaque province ou territoire