Sans tambour ni trompette, le gouvernement fédéral vient d'abandonner une importante modification de la Loi de l'impôt destinée à lutter contre les paradis fiscaux.

La modification tient dans un seul paragraphe du dernier budget fédéral, en page 360. Ce paragraphe privera le gouvernement de plusieurs centaines de millions de dollars d'impôts, selon des renseignements obtenus par La Presse Affaires.

 

Le paragraphe en question concerne les investissements des multinationales canadiennes à l'étranger. Plus particulièrement, il y est question d'un stratagème qui permet à ces entreprises de déduire au Canada les intérêts de leurs emprunts ayant servi à investir à l'étranger. Ce stratagème avait été vertement dénoncé par la vérificatrice générale Sheila Fraser, en 2002.

Plus spécifiquement, le stratagème permet aux multinationales de déduire de tels intérêts deux fois, l'une au Canada et l'autre dans le pays où est fait l'investissement, par exemple aux États-Unis. Cette double déductibilité est possible grâce à l'utilisation de paradis fiscaux, comme la Barbade.

En mai 2007, le ministre des Finances, Jim Flaherty, exprimait clairement son intention de mettre fin à ce «mécanisme d'évitement fiscal». Selon lui, avec cette échappatoire, «les contribuables canadiens se trouvent à subventionner indirectement les activités internationales de ces sociétés», ce que le ministre jugeait inéquitable. Ottawa a par la suite modifié la Loi de l'impôt en y ajoutant l'article 18.2, qui fermait la porte à ce mécanisme à partir de 2012.

Or, voilà que cet article 18.2 a été éliminé dans le budget du 27 janvier 2009. Les raisons évoquées sont floues. Il est question des «conséquences que cette disposition pourrait avoir sur l'investissement étranger par des multinationales canadiennes, particulièrement dans la conjoncture actuelle».

Pour abroger l'article 18.2, le ministre conservateur s'en est remis au rapport du Groupe consultatif sur le régime canadien de fiscalité internationale, remis en décembre 2008. Essentiellement, le rapport fait valoir que les entreprises ont besoin de cette double déductibilité pour être concurrentielles à l'étranger avec les multinationales d'autres pays.

Pourtant, l'analyse du fédéral en mai 2007 démontrait que les autres grands pays, dont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, avaient adopté des mécanismes pour empêcher cette double déduction des intérêts pour un même emprunt. En décembre 2008, le Groupe consultatif répondait à cet argument que, dans les grands pays, «plusieurs de ces structures demeurent largement accessibles», malgré le resserrement des lois.

André Lareau, professeur de droit fiscal à l'Université Laval, juge ce changement scandaleux. «Je veux bien qu'on instaure des mesures fiscales pour créer des emplois au Canada. Mais dans ce cas, on encourage l'investissement à l'étranger et, donc, la création d'emplois ailleurs qu'au Canada», dit M. Lareau.

Selon ce fiscaliste, qui enseigne depuis 27 ans, le stratagème a pour effet de faire de la concurrence indue aux entreprises locales. «La PME canadienne qui n'a pas accès aux paradis fiscaux est désavantagée. Elle ne joue pas sur la même patinoire que les multinationales et ne peut déduire deux fois les intérêts de ses emprunts», dit-il.

Conflit d'intérêts?

André Lareau s'interroge sur l'indépendance des membres du Groupe consultatif qui a incité Jim Flaherty à changer son fusil d'épaule. Des six membres, cinq sont issues du secteur privé, dont quatre de grandes entreprises qui ont pu ou pourraient tirer parti du stratagème.

Peter Godsoe est l'ancien PDG de la Banque Scotia. Kevin Dancey est le patron de l'Institut canadien des comptables agréés depuis 2006, mais il a passé une grande partie de sa carrière dans les grands cabinets comptables. Entre 2001 et 2005, il était de la chef de la direction de PricewaterhouseCanada.

Guy Saint-Pierre a principalement travaillé chez SNC-Lavalin, mais a également siégé aux conseils de la Banque Royale, d'Alcan et de GM. Cathy Williams était avant sa retraite chef des services financiers de Shell Canada.

«Les auteurs du rapport ont des intérêts. Pour protéger l'éthique fiscale, il aurait fallu des gens neutres sur le comité pour faire contrepoids», s'insurge M. Lareau.

Des centaines de millions

Le stratagème maintenant permis est pourtant dénoncé depuis plusieurs années. En 2002, la vérificatrice générale, Sheila Fraser, avait sonné l'alarme au sujet de la double déductibilité des intérêts. Elle soutenait qu'au cours des 10 années précédentes, le Canada avait perdu des centaines de millions de dollars avec cette échappatoire fiscale.

Les préoccupations du vérificateur général remontent même à 1992. Et un rapport publié en 1997 concluait que, pour la seule année 1994, le manque à gagner sur le plan fiscal s'élevait à 3,5 milliards de dollars. L'abrogation de l'article 18.2 dans le budget de 2009 est donc scandaleuse, dit M. Lareau.

Paradoxalement, pour faire passer la mesure en 2007, Jim Flaherty l'avait accompagnée d'une réduction progressive du taux d'imposition des sociétés jusqu'à 18,5% en 2012, année d'entrée en vigueur de l'article 18.2. Dans le budget de 2009, l'article 18.2 a été abrogé, mais pas les baisses d'impôts.

À plusieurs reprises, nous avons demandé au ministère des Finances du Canada de nous expliquer cette volte-face, mais la réplique n'est jamais venue. Le directeur général du secrétariat du Groupe consultatif, Brian Mustard, n'a pas davantage rappelé.