Le président des États-Unis Donald Trump s'est montré menaçant mardi envers le Canada, prenant pour cible les règles du marché canadien des produits laitiers dans son premier discours depuis plusieurs semaines au sujet du commerce nord-américain.

> Réagissez sur le blogue de Richard Hétu

Dans l'usine d'un fabricant d'outils à Kenosha, au Wisconsin, devant un parterre de travailleurs et d'étudiants, M. Trump a retrouvé le ton de sa campagne électorale de l'an dernier plutôt que celui, plus mesuré, qu'il avait pu employer récemment.

L'ALENA a été « un désastre complet pour les États-Unis », a-t-il lancé. Il a promis d'y faire de « gros changements » ou de « s'en débarrasser une fois pour toutes ».

« Nous allons prendre la défense de nos fermes laitières au Wisconsin, a-t-il déclaré. Nous demandons un commerce plus équitable de tous nos partenaires et cela inclut le Canada. Au Canada, il y a des choses injustes qui ont été faites pour nos fermes laitières. J'ai lu là-dessus. »

Coïncidence ? Dans son numéro de mardi, le Washington Post racontait l'histoire d'une ferme familiale du Wisconsin qui n'arrive plus à vendre son lait. Le fermier attribue ses difficultés à la chute des ventes canadiennes de son usine de transformation.

Tout semble provenir des difficultés récentes de deux transformateurs de lait, un au Wisconsin et un autre dans l'État de New York, qui se plaignent de la chute soudaine de la demande canadienne pour le lait diafiltré et qui ont cessé d'acheter des fermes environnantes.

Mais du côté canadien, on estime que le Canada n'est pas responsable des difficultés des producteurs laitiers américains, aux prises avec des surplus de lait qui menacent la survie de fermes en faisant chuter les prix.

L'ambassadeur du Canada aux États-Unis, David MacNaughton, a d'ailleurs voulu rétablir les faits dans une lettre adressée aux gouverneurs des États du Wisconsin et de New York. « La balance commerciale dans le secteur laitier favorise massivement les États-Unis, par un facteur de 5 contre 1 environ, écrit-il. Le Canada n'a pris aucune mesure pour limiter les importations américaines. En fait, l'industrie canadienne est moins protectionniste que celle des États-Unis. »

« IL N'A PAS LU SES BRIEFINGS »

Isabelle Bouchard, directrice, communications et relations gouvernementales pour l'Association des producteurs laitiers du Canada, ajoute que M. Trump devrait réaliser que le secteur laitier est largement subventionné aux États-Unis.

« M. Trump a peut-être lu le journal, mais il n'a pas lu ses briefings, dit-elle. Il devrait voir l'argent qu'il met dans son industrie laitière : c'est plusieurs milliards de dollars. Il y a des programmes pour l'eau, les semences, les équipements, l'aide à l'exportation. Alors ça baisse le coût de production. Les Américains payent deux fois leur lait. Les prix au supermarché sont peut-être parfois plus bas, mais ils le payent aussi par leurs impôts et leurs taxes. »

Au Canada, dit-elle, la gestion de l'offre permet d'éviter la surproduction et les subventions.

Quant au lait diafiltré américain, les producteurs canadiens estiment que ce produit a été inventé de toutes pièces pour contourner les règles qui limitent l'importation de lait au Canada.

UNE BRÈCHE DANS LE SYSTÈME

Selon Sylvain Charlebois, professeur de politiques alimentaires à l'Université Dalhousie, les exportations américaines de lait diafiltré ont pu atteindre 200 millions de dollars US. « Le système laitier américain est devenu accro au marché canadien, dit-il. Il y a eu une brèche momentanée dans le système. »

Les producteurs canadiens ont protesté pour faire resserrer les règles, sans succès.

La solution est plutôt venue sous la forme d'une entente avec les transformateurs canadiens, l'été dernier. Une nouvelle classe de lait de transformation avec un nouveau tarif a permis de concurrencer le lait diafiltré américain.

« Les transformateurs canadiens ont le droit de s'approvisionner auprès des producteurs de lait canadiens plutôt que des producteurs américains », affirme François Dumontier, directeur adjoint, relations publiques et gouvernementales pour les Producteurs de lait du Québec.

Il ajoute que l'Accord de libre-échange nord-américain n'a pas nui aux exportations américaines de produits laitiers. Au contraire, elles ont été multipliées par six entre 1993 et 2015.

Mais pour Sylvain Charlebois, qui critique régulièrement les fondements du système canadien de gestion de l'offre, le contexte autant que le discours du président Trump mettent ce système au coeur de la renégociation de l'ALENA.

« Le prix du lait à la ferme est à peu près trois fois plus cher au Canada qu'aux États-Unis et cette différence est à un sommet historique, dit-il. Il faut y aller avec beaucoup de prudence. On pensait que le Canada n'allait pas être la cible de l'administration Trump pour la renégociation de l'ALENA. Mais on va devoir faire des concessions sur la gestion de l'offre. »

Ce qu'ils ont dit

« Est-ce qu'on est surpris des propos ? Non. Ce n'est pas la première fois que la gestion de l'offre est ciblée dans toutes les négociations commerciales que le Québec et le Canada ont eues. Je vais répéter très simplement : on va être aux côtés de nos agriculteurs pour défendre la gestion de l'offre. [...] Il y aura des négociations. Les États-Unis d'Amérique sont un pays qui subventionne énormément son agriculture, si on a des discussions sur le soutien aux agriculteurs, ça pourrait être des discussions intéressantes. » - Le premier ministre Philippe Couillard, en point de presse mardi soir à Montréal

« Ils sont bien au fait de l'importance de défendre la gestion de l'offre au Québec, comme dans le reste du pays. On ne fera pas de compromis là-dessus. Les producteurs de lait au Québec nous interpellent sur cette question. » - Le ministre Laurent Lessard, par la voix de son attaché de presse, Mathieu Gaudreault. Il souligne que le Québec a rencontré ses homologues fédéraux, il y a quelques semaines à Boston.

« Justin Trudeau doit indiquer sans équivoque au président Trump que la gestion de l'offre n'est pas sur la table pour la renégociation de l'ALENA. Le lait canadien ne bénéficie d'aucune subvention spécifique alors que le gouvernement américain verse 990 milliards de dollars américains à l'ensemble du secteur agricole, dont des centaines de millions de dollars en subventions directes à chaque année au secteur laitier. » - Steven Blaney, député de Bellechasse-Les Etchemins-Lévis et candidat à la direction du Parti conservateur du Canada

Qu'est-ce que le lait diafiltré?

Le lait diafiltré a vraiment commencé à faire parler de lui à l'été 2015, lorsque son importation massive des États-Unis a créé un déséquilibre dans la production canadienne, et particulièrement québécoise. Il s'agit d'un concentré de protéines, sous forme liquide, qui n'est pas considéré comme du lait par les douaniers, mais qui peut être utilisé comme du lait par les transformateurs d'ici, sans limites. Les « substances laitières modifiées », elles, sont réglementées, et les fabricants laitiers peuvent en utiliser une quantité maximale lorsqu'ils préparent leurs fromages. La double personnalité du lait diafiltré lui permet de traverser les frontières en passant sous le rayon de la gestion de l'offre. « C'est un produit qui a été créé pour contourner les règles, précise François Dumontier, porte-parole des Producteurs de lait du Québec. Les Américains ne l'utilisent même pas. » 

Une entente entre producteurs et transformateurs québécois a été conclue l'été dernier afin de convenir d'un prix, plus bas, pour que les fabricants utilisent plutôt les protéines québécoises. Depuis, Agropur a annoncé qu'il cessait l'utilisation de lait diafiltré, ce qui lui permet d'apposer le logo bleu 100 % lait canadien sur ses produits. Il n'y a pas eu d'annonces semblables chez les deux autres grands transformateurs, Parmalat et Saputo.

- Avec Denis Lessard, Louis-Samuel Perron et Stéphanie Bérubé, La Presse