Le producteur indépendant de veaux de lait est en voie de disparition au Québec. « Plus de 90 % des veaux de lait sont produits sous différentes formes de contractualisation », dit Jean-Philippe Deschênes-Gilbert, directeur-général de la Fédération des producteurs de bovins du Québec. « On est rendus moins de 10 indépendants », calcule André Lussier, éleveur de Saint-Dominique, en Montérégie.

Deux grands acteurs règnent sur l'industrie : Écolait et Délimax, de Saint-Hyacinthe. Leader incontesté, Écolait « commercialise 72 000 veaux de lait par année », indique Yves Barbet, directeur général de l'entreprise. Cela représente la moitié de la production de la province. Délimax, quant à elle, met en marché 50 000 veaux de lait par an. Soit un veau de lait québécois sur trois.

Ces deux barons du veau ont leurs propres fermes, où des salariés élèvent les animaux. Ils signent aussi des contrats avec des producteurs propriétaires de leurs étables, qu'ils financent, exigeant en retour de pouvoir toucher leurs chèques d'assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA) au besoin. « Nous nous assurons d'avoir certaines garanties, au même titre que n'importe quel autre créancier », fait valoir M. Barbet.

Du veau nourrisson jusqu'à l'assiette

Écolait et Délimax possèdent les principaux abattoirs, usines de transformation et usines d'« aliments d'allaitement » pour veaux. En fait, ces intégrateurs contrôlent toute la chaîne de production : ils vendent les bébés veaux aux éleveurs, fournissent le transport du bétail, les vétérinaires, le suivi technique, etc. Quand les veaux atteignent le poids d'abattage, ils les rachètent aux éleveurs, à un prix insuffisant pour couvrir les frais qu'ils ont eux-mêmes facturés ! D'où le recours, inévitable, à l'argent public pour renflouer les coffres.

Une autorisation d'exercer un recours collectif contre Écolait, accusée d'exploiter des éleveurs de veaux de lait, a d'ailleurs été demandée à la Cour supérieure, district de Saint-Hyacinthe.

« On est pognés »

Les éleveurs sont en quelque sorte forcés de choisir leur camp. « On est pognés, dénonce Patrick St-Onge, producteur indépendant de Cleveland, en Estrie. Si j'achète le lait en poudre d'Écolait, je ne peux pas envoyer mes veaux à Délimax. Ce sont eux qui décident de mon sort. »

Les intégrateurs sont bien représentés à la Fédération des producteurs de bovins. M. Barbet et Fabien Fontaine, président-directeur général de Délimax, siègent au Comité de mise en marché des veaux de lait, à titre de simples producteurs. Lorsque les prix des veaux sont négociés, ils se retirent toutefois des discussions, précise M. Deschênes-Gilbert. « Il n'y a pas de conflit d'intérêts », assure-t-il. Il reste que la majorité des autres membres du comité travaillent également pour l'un ou l'autre des intégrateurs.

Délimax se défend

« En agriculture, on dit toujours que l'intégration, ce n'est pas une bonne chose, reconnaît André Blais, directeur du développement et de la commercialisation de Délimax. Je m'excuse, mais c'est une bonne façon d'assurer le développement des affaires sans se mettre à risque continuellement. On n'aura pas toujours les mouvements syndicaux pour se défendre. »

« Ce n'est pas vraiment l'intégration, le problème, nuance M. Lussier. C'est la concentration, qui fait que les éleveurs n'ont plus le choix de travailler avec un des deux intégrateurs. » M. Lussier achète plutôt le lait en poudre produit par Pro-lacto, un petit regroupement d'éleveurs indépendants. « Mais ce n'est pas le Klondike », précise-t-il.

« Les fermes familiales disparaissent »

« On est en train de foncer dans un mur, observe Luce Bisson, présidente de la Fédération de l'Union des producteurs agricoles de Lévis-Bellechasse. Les fermes familiales disparaissent, au profit de très grandes entreprises qui n'ont pas les mêmes objectifs. Qu'il y ait du monde partout dans les rangs, ça ne les préoccupe pas tellement... »

« Dans l'industrie agroalimentaire, Délimax et Écolait, ce ne sont pas des gros joueurs, réplique M. Blais. On est des punaises à côté de Smithfield ou Cargill. » Leader mondial, le groupe néerlandais VanDrie abat ainsi 1,4 million de veaux de lait par an. « Là, les marchés s'ouvrent, souligne M. Blais. Il va falloir être capables de compétitionner avec ce monde-là. Est-ce qu'on a avantage à rester petits ? »