Le Vermontois Bret Williams est devenu multimillionnaire en 2012. En octobre, il s'est départi de son populaire cidre Woodchuk pour la bagatelle de 305 millions US, profitant de l'entichement des jeunes adultes pour la boisson aux pommes. L'engouement a franchi les frontières du Québec, où le cidre s'apprête à bousculer bières et alcomalts en épicerie. Verrons-nous un jour nos cidriculteurs trinquer à leur fortune?

Le 23 octobre dernier, la cidrerie C&C d'Irlande annonçait le rachat de Vermont Hard Cider, à Middlebury, à 210 kilomètres au sud-est de Montréal. Ce faisant, l'acquéreur européen faisait sienne la marque Woodchuk Hard Cider, numéro un aux É.-U.

Bret Williams, 42 ans, avait acquis la cidrerie en 2003 pour 2,3 millions US. «On était sur le bord de la faillite. On perdait 300 000$ par mois. Personne ne voulait toucher à ça, se rappelle celui qui a été le premier représentant embauché par la cidrerie en 1996. Le but premier de l'achat de la société était de sauver des emplois», dit-il, dans un entretien téléphonique.

Il est le premier surpris du revirement de situation. En dix ans à peine, son entreprise est passée de 42 à 125 employés et a quadruplé sa production. Elle réalise des ventes de 70 millions US et un bénéfice d'exploitation de 15 millions.

Aux États-Unis, les ventes de cidre ont bondi de 76% jusqu'à maintenant en 2012 pour totaliser 2,7 millions de caisses de 24 bouteilles, d'après Nielsen. Ces chiffres portent sur les ventes en magasin et excluent les bars et restaurants.

Le cidre demeure néanmoins un produit de niche. Moins de 1% des Américains ayant l'âge légal d'en consommer ont acheté du cidre dans les 12 derniers mois. En comparaison, le taux de pénétration du cidre s'élève à 38% au Royaume-Uni.

«La croissance est alimentée par l'abondance de nouveaux produits et par l'ajout rapide de points de vente», explique, au téléphone Andrea Riberi, vice-présidente chez Nielsen aux Etats-Unis, et spécialiste des boissons et alcools. Elle prévoit que la progression des ventes se poursuivra l'an prochain en raison de l'arrivée des grands brasseurs dans la catégorie. Heineken et MillerCoors ont en effet mis la main sur des cidres populaires dans la dernière année.

La génération Y découvre le cidre

L'essor est significatif depuis 18 mois, dit Mme Riberi. Il s'appuie sur les 18-35 ans, traditionnellement de grands consommateurs de bière. Ils sont attirés par la nouveauté, ce qui profite aussi aux bières de microbrasseries ou aux bières à saveur nouvelle. En parallèle, les ventes de bières de facture industrielle stagnent.

En ce sens, le comportement de la génération Y diffère de celui adopté par les X et les boomers, plus portés sur le houblon dans leur jeunesse.

Au nord du Vermont, dans les vergers du Québec, le cidre n'a pas encore rendu personne multimillionnaire, mais le dynamisme de l'industrie est palpable.

«On sent l'effervescence, dit Mathieu Houle, président de la division Vins Arista, du producteur de jus de fruits Lassonde, qui a lancé le cidre Dublin's Pub il y a maintenant un an. Les jeunes adultes, en particulier, dégustent les nouveaux cidres avec enthousiasme.»

Le chiffre d'affaires de l'industrie est estimé à environ 20 millions par année. Dans les succursales de la SAQ, il s'est vendu tout près de 36 000 caisses de 9 litres de cidre en 2012, en date du 10 novembre, une hausse de 12,2% du volume en un an. La société propose aujourd'hui 181 produits québécois, par rapport à 119, il y a cinq ans.

Les cidriculteurs québécois vivent une situation unique en Amérique. Pour éviter de revivre l'époque des St-Antoine-Abbé et Grand Sec d'Orléans, de triste mémoire, l'industrie québécoise s'est dotée d'une réglementation sévère, qui bannit la fabrication de cidre à partir de concentré, processus qui permet de produire un cidre au prix de la bière.

«Ailleurs, la pomme est un prétexte, soutient Robert Demoy, président de la Cidrerie du Minot, à Hemmingford, l'un des pionniers de la renaissance du cidre au Québec. On peut mettre des arômes, on peut mettre de l'eau et utiliser du concentré. C'est un produit plus manufacturé», dit le producteur.

Depuis la relance de l'industrie avec la création du vin de glace en 1990, les cidriculteurs québécois ont commercialisé le cidre comme si c'était du vin. Par exemple, la boisson se vend souvent à l'unité dans une bouteille de 750 ml.

Le cidre comme un substitut à la bière

Toutefois, les perspectives évoluent. «Les producteurs sortent de plus en plus des produits spécifiques pour les épiceries», dit Catherine St-Georges, coordonnatrice des Cidriculteurs artisans du Québec, une association regroupant 50 producteurs représentant 80% de la production locale de cidre.

L'un des premiers cidres en épicerie fut le Mystique à 4,5% d'alcool, vendu dans des bouteilles de bière depuis 1998.

Depuis deux ans, les Michel Jodoin (avec le produit Coeur à tout), les Vergers de la colline (Cid) et Domaine Lafrance (Darragon) ont emboîté le pas à M. Demoy, sans oublier le Dublin's Pub, de Lassonde. Vendu en bouteille translucide de 341 ml, le nectar de pomme gazéifié à 5% d'alcool par volume se sert avec un faux col.

«Le cidre se porte bien chez Metro», dit Geneviève Grégoire, conseillère aux communications externes. L'entreprise offre du cidre en magasin depuis environ trois ans. Deux marques sont vendues avec les vins, dont le cidre de glace du Domaine Pinnacle. Les 16 autres cidres listés sont placés aux côtés des coolers, poppers et alcomalts.

La Brasserie Licorne Québec, distributeur des bières alsaciennes Boris, à Saint-Hyacinthe, en est une autre qui reluque la catégorie. Elle veut lancer un Cidre Boris au Québec d'ici un an. Déjà, la brasserie a répondu à un appel d'offres de la LCBO, en Ontario, en proposant un cidre en cannette de 473 ml «avec un look urbain, à la Boris», affirme David Bérubé, directeur général. Celui-ci serait produit à l'usine de Saint-Hyacinthe avec des pommes québécoises.

Les produits retenus dans le cadre de l'appel d'offres arriveront en magasin au printemps 2013, indique Jean Constantin, chef des services en français de la LCBO. Ils s'ajouteront aux 30 cidres offerts en succursale, dont 10 du Québec, dont ceux de la Cidrerie St-Nicolas et de la Face Cachée de la Pomme. Auront-ils tous du succès? «Il y a beaucoup de joueurs qui entrent dans le cidre. Ils pensent qu'il y a de grandes opportunités. Moi, je pense que le marché n'est pas si gros à partager», dit Robert Demoy.

Les grands brasseurs tenus à l'écart, pour le moment

Pour le moment, du moins, les particularités du marché québécois tiennent à l'écart les grands brasseurs. «Une question de réglementation, précise Sébastien Charbonneau, porte-parole de MolsonCoors, qui distribue au Canada anglais le cidre Strongbow, leader mondial, appartenant au brasseur Heineken. Le cidre doit être produit à partir de pommes québécoises. Ça nous limite, parce qu'on n'est pas dans le domaine des vergers.» La brasserie n'a pas l'intention dans l'immédiat de commercialiser un cidre au Québec, assure-t-il.

Antoine Geloso est plus pressé. Le président du Groupe Geloso, de Laval, commercialise les cidres Beaupré, en vente chez Metro et Couche-Tard. «Notre stratégie est de se servir du cidre québécois comme d'un tremplin pour les autres marchés au Canada et aux États-Unis dès 2013. C'est notre volonté de le produire au Québec», explique celui qui a récemment lancé un cidre en canette et un cidre mousseux à fermentation naturelle. Il prévoit prochainement sortir un cidre rosé, puis des cidres aromatisés.

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LES GÉANTS DANS LA DANSE

- Labatt (filiale du belgo-brésilien à AB InBev) a lancé le cidre sous la marque Alexander Keith's Original Cider en mai

- MolsonCoors vend le cidre Strongbow au Canada hors Québec en vertu de son entente avec Heineken depuis cet été

- MillerCoors (coentreprise américaine formée de SABMiller et MolsonCoors) a acheté Crispin Cider en février 2012 pour 40 millions US en février

- Anheuser-Bush (filiale d'AB InBev) a lancé une Michelob Ultra Light Cider en mai

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EXPLOSION DES VENTES EN 2012

Ontario

En un an: +64,2%

Volume de ventes LCBO en 2012: 48 000 hectolitres

Du 1er avril au 8 décembre 2012

États-Unis

En un an: +74%

Volume de ventes en magasin en 2012: 230 000 hectolitres (2,7 millions de caisses de 24 bouteilles)

Du 1er janvier au 24 novembre 2012

Québec

En un an: +12,2%

Volume de ventes SAQ en 2012: 3240 hectolitres (près de 36 000 caisses de 9 litres) (du 10 novembre 2011 au 10 novembre 2012)