Même si les fermes indépendantes sont nombreuses à déclarer faillite, le Québec produit toujours plus de 7 millions de porcs par année. Les barons du cochon qui contrôlent la production de l'éprouvette à l'assiette ont remplacé les exploitations familiales. Faut-il soutenir les gros comme les petits ?

La nuit tombe sur les porcheries de Lucien Chayer, étrangement silencieuses. «On avait 2300 truies, en 2011», dit le producteur de Saint-Roch-de-l'Achigan, qui a repris l'entreprise paternelle avec ses quatre frères. Aujourd'hui? «Zéro, répond-il. Ça fait un pincement au coeur.»

La crise qui touche le secteur porcin touche durement les éleveurs québécois. En cinq ans, la Fédération des producteurs de porcs du Québec (FPPQ) a perdu plus de 400 membres. Cherchez l'erreur: le nombre de cochons produits dans la province est, quant à lui, plus élevé aujourd'hui qu'en 2006, avec 7,3 millions de têtes l'an dernier.

«Il y a un transfert de production des indépendants vers les intégrateurs, qui sont de gros producteurs, explique Jacques Clermont, président du Syndicat des producteurs de porcs de Lanaudière. On les appelle les barons du cochon.»

Ces intégrateurs possèdent toute la chaîne de production, de la génétique à l'abattoir, en passant par la fabrication de moulée, le transport et l'élevage, qu'ils font eux-mêmes ou donnent à forfait à des fermiers.

«Les intégrateurs tirent un profit à la meunerie, au transport, à l'abattoir, énumère Charles Proulx, président de la FPPQ de 1993 à 1997. Même s'ils perdent de l'argent à la production, ce n'est pas grave: ça alimente les autres sources de revenus. On ne peut pas faire ça quand on est un producteur indépendant.»

Après 37 ans d'élevage porcin dans Chaudière-Appalaches, M. Proulx a dû liquider ses actifs au printemps. «Je suis passé dans le tordeur, dit-il sans détour. C'est comme un décès: quand t'es en présence du corps, t'es émotif. Mais aujourd'hui, je suis capable d'en parler, de dire qui a racheté mes animaux. C'est un intégrateur.»

L'intégration s'accélère

La montée de l'intégration est un phénomène connu, «qui s'accélère dans le secteur porcin à la faveur de la crise actuelle», reconnaît Michel Morisset, professeur au département d'économie agroalimentaire de l'Université Laval. Alors que le prix des intrants monte et que celui de la viande descend, «les producteurs qui ne maîtrisent qu'un maillon de la chaîne sont frappés plus durement», constate l'expert.

Plus gros, les intégrateurs sont souvent plus performants. «Ils ont du personnel spécialisé, achètent de gros volumes, leur taux de conversion alimentaire est meilleur», dit M. Morisset.

«On est assez convaincus que l'avenir passe par le travail en réseau», corrobore Robert Brunet, directeur général des productions animales à la Coop fédérée. La filière porcine coopérative met en marché 1,2 million de porcs par année, produits soit par des éleveurs à forfait, soit par des indépendants respectant un cahier de charges.

Au Québec, à peine 45% des porcs sont toujours produits par des indépendants, selon la FPPQ. La majorité des cochons sont élevés par des intégrateurs (16%) ou par des fermiers à forfait avec des intégrateurs (39%).

En réalité, les vrais indépendants - pas du tout financés par des intégrateurs - sont encore plus rares, selon Charles Proulx. «Aujourd'hui, 80% du volume de la production porcine est contrôlé par cinq ou six individus au Québec, affirme-t-il. Je mets au défi quiconque de me contredire.»

Un million de porcs

F. Ménard est l'un de ces producteurs dits à «cravate» plutôt qu'à «bretelles». «On fait 1 des 7 millions de porcs produits par année, au Québec», dit Luc Ménard, directeur de la production porcine de l'entreprise fondée par son père, Fulgence. De l'éprouvette à l'assiette, la famille Ménard veille sur tout. «Quand on se compare avec les Américains et les Brésiliens, on voit que contrôler toute la production, c'est la seule façon d'y arriver», fait valoir Luc Ménard.

La famille paie 200 «éleveurs associés» pour garder les cochons. «On leur fournit tout: les porcelets, la moulée, les services techniques, les soins vétérinaires, précise Luc Ménard. C'est plus facile pour eux, surtout au cours des mauvaises périodes.» Une quinzaine de nouveaux éleveurs à forfait se sont joints aux Ménard cette année. Seuls deux ont quitté l'entreprise, en cinq ans.

Selon un sondage effectué en mai 2011 pour la FPPQ, 94% des producteurs à forfait estiment avoir une belle relation avec leur intégrateur. «Être intégré, ce n'est pas un défaut, convient François Bourassa, président de la fédération de l'Union des producteurs agricoles en Estrie. Le problème, c'est qu'au cours des deux dernières années, ça ne s'est pas fait par choix.»

S'entêter au risque de faire faillite, travailler pour un intégrateur ou changer de carrière: voilà les possibilités qui s'offrent aux producteurs indépendants, selon M. Morisset.

«Ce n'est pas un choix moral, souligne-t-il. C'est d'abord et avant tout un choix économique. L'intégration est le modèle qui est en train de s'implanter dans tous les grands pays producteurs de porcs. On peut espérer faire la révolution, mais ce n'est pas pour demain.»

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