Pas une seule feuille de tabac ne sera cultivée en sol québécois cet été. Cette plante que les Amérindiens consommaient déjà à l'époque de Jacques Cartier et qui faisait, il y a encore 10 ans, la fortune de Lanaudière, est aujourd'hui disparue. À l'heure où les grandes entreprises de cigarettes rendent des comptes devant les tribunaux, les derniers producteurs de tabac tentent par tous les moyens de vendre les ballots qui s'empilent encore dans leurs entrepôts.

Mario Lacombe tient dans sa main les dernières traces d'une culture millénaire. Quelques feuilles de tabac, longues et dorées, dont l'odeur sucrée remplit l'entrepôt humide de sa ferme de Lavaltrie. «C'est leur couleur qui a fait notre renommée», dit le cultivateur, nostalgique. Derrière lui, les dizaines de ballots qui jonchent le sol de béton sont tout ce qui reste de près de 100 ans - et trois générations - de travail acharné.

«C'est une désolation», souffle l'homme de 52 ans en contemplant d'un oeil vide les immenses machines qu'il utilisait jadis pour semer et récolter son tabac. Elles n'ont pas roulé depuis maintenant deux ans. «Je n'arrive même pas à vendre le tabac que j'ai produit en 2010. Ça ne sert à rien d'en semer d'autre», explique-t-il.

Mario Lacombe est l'un des deux derniers cultivateurs québécois à détenir un permis de la Régie des marchés alimentaires et agricoles pour produire du tabac. Pour la deuxième année consécutive, ni lui ni son collègue Robin Jenson, qui possède une ferme à L'Assomption, n'en feront usage. «Ça n'a pas de sens», rage ce dernier en serrant le poing sur sa table de cuisine. «Tout le monde fume autour de moi et je reste coincé avec mon produit.» Lui aussi a un entrepôt plein: 70 000 livres de feuilles parfaitement séchées qui attendent d'être roulées. L'équivalent de plus de 150 000$ que plus personne ne veut acheter.

Jusqu'en 2004, une soixantaine de tabaculteurs faisait fortune dans Lanaudière. Grâce à sa terre sablonneuse, la région, surnommée le pays du tabac, était célèbre pour sa culture, véritable fierté locale. «C'était la belle époque. On était prospères, se souvient M. Jenson. Les gars menaient la grosse vie. On faisait creuser des piscines, on achetait des motomarines ou des quatre-roues, on faisait rouler l'économie de la région, quoi.» Les temps ont bien changé. La faute aux cigarettiers, à l'impopularité croissante du tabac et à la contrebande.

Le déclin fut rapide. En 2003, Rothmans a annoncé qu'elle cesserait de s'approvisionner au Québec. JTI Macdonald lui a emboîté le pas l'année suivante tandis qu'Imperial Tobacco réduisait ses commandes du tiers avant de rapidement y mettre fin. La catastrophe. «On n'aurait jamais pensé que ça finirait comme ça», soupire l'ancien président du défunt Office des producteurs de tabac jaune du Québec, Gaétan Beaulieu, qui fait aujourd'hui dans la culture maraîchère. «Ç'a été très difficile pour tout le monde.»

Découragés, presque tous les producteurs ont accepté des subventions de la part des gouvernements pour passer à de nouvelles cultures. Aujourd'hui, la majorité ne cultive plus rien. Certains ont simplement vendu leurs terres et sont partis à la retraite ou se sont réorientés. «Beaucoup se sont endettés en essayant toutes sortes de choses qu'ils ne connaissaient pas et ils ont tout simplement abandonné», ajoute Robin Jenson.

À l'époque, seul trois ont persisté dans le tabac. Naïvement, ils croyaient que leur production annuelle d'un peu plus de 100 000 livres chacun ne dépasserait pas la demande des quelques petits fabricants de cigarettes qui sollicitaient toujours leurs services, dont Tabac Dynasty à Montréal et Bastos près de Trois-Rivières. Ils se trompaient.

Les dirigeants des deux entreprises ont refusé de répondre à nos questions, prétextant que le sujet est trop délicat. «On n'achète pas moins de tabac, on l'achète tout simplement ailleurs», a laissé tomber le directeur général de Bastos, Gilbert Cantin, avant de mettre fin à la conversation. Tabac Dynasty, qui est dans le collimateur de Revenu Québec pour une histoire d'impôts présumés impayés, serait pour sa part en voie de fermer ses portes.

Ce n'est donc pas pour rien que les ventes des tabaculteurs sont en chute libre et qu'ils restent coincés avec des dizaines de milliers de livres de tabac. Mario Lacombe et Robin Jenson ont semé pour la dernière fois en 2010. En 2011, ils ont espéré vendre leurs stocks pour cultiver à nouveau l'été prochain. En vain. «Les prix sont trop bas, explique le deuxième. Je vendrais à perte si j'acceptais les offres. Alors j'attends. Je n'ai pas le choix. C'est ça, la mondialisation.»

Des autochtones établis sur des réserves lui ont bien offert des sommes alléchantes pour le délester de ses balles de feuilles odorantes, mais la loi lui interdit de faire affaire avec eux. «Ils n'ont pas de permis pour nous en acheter. Si je leur vends, je vais avoir le gouvernement sur le dos», rage celui qui a commencé à travailler dans les champs à 16 ans.

Son équipement, d'une valeur de plusieurs centaines de milliers de dollars, dort dans les garages de sa propriété. Devant sa maison, une dizaine de séchoirs, semblables à des boîtes de camions 18 roues, servent de débarras. Dans l'un, il a rangé le barbecue. Dans l'autre, une chaise longue en plastique blanc.

Même scène chez son collègue. La mine basse, il ouvre un à un les longs séchoirs pour nous en expliquer le fonctionnement. Il doit s'y prendre à trois fois avant d'en trouver un qui n'est pas plein de matériel de jardin ou de vélos. «C'était pour mes employés, dit-il. Il y en avait six qui venaient de la Jamaïque chaque été pour travailler avec nous.» Sur ces mots, il nous fait entrer par une porte attenante au garage. «C'est ici qu'ils logeaient. Il y avait six lits, une cuisine et une salle de bains avec douche.»

Les Jamaïcains ne viennent plus. En fait, plus personne ne travaille à la ferme M. Lacombe&Fils. Depuis deux ans maintenant, l'agriculteur loue ses 270 arpents de terre à des voisins. Il a gardé une petite parcelle pour cultiver des framboises. «Mais je ne fais pas d'argent avec ça. Ça coûte tellement cher à produire.»

Son ex-concurrent aussi, cultive des framboises. Et des bleuets. Il les vend dans un petit kiosque au bord de la route. L'hiver, il fait du déneigement avec les tracteurs qui servaient jadis à labourer la terre. Robin Jenson se donne une dernière année avant de tout abandonner. «J'espère encore. Je vais essayer de vendre ce que j'ai à l'étranger et si ça fonctionne, je vais continuer. Sinon, j'abandonne l'agriculture.» Mario Lacombe tient le même discours.

Et pourquoi ne pas essayer une nouvelle culture? «On ne sait pas quoi faire. Ce n'est pas facile de changer comme ça. Chaque culture demande une expertise et de l'équipement différent, dit M. Lacombe. À 52 ans, je n'ai pas tellement le goût de tout recommencer et de dépenser des dizaines de milliers de dollars en machinerie.»

À l'heure où les cigarettiers canadiens répondent aux accusations de 2 millions de fumeurs et d'ex-fumeurs devant les tribunaux dans un procès historique, les agriculteurs ne s'attendent pas à recevoir de la pitié, conscients que leur produit a bien mauvaise presse.

«C'est quand même ridicule qu'on en soit rendu là. Je n'arrive pas à croire qu'il n'y a pas de place sur le marché pour notre petite production, fulmine M. Jenson. Je sais que c'est cancérigène. Je ne suis pas fou. Si plus personne ne fumait, je me ferais à l'idée. Mais ce n'est pas le cas. Il y a de la demande. Les fabricants achètent du tabac de moindre qualité à l'étranger et des camions pleins de cigarettes de contrebande passent régulièrement la frontière.»

L'homme en a gros sur le coeur. Selon lui, c'est le laisser-aller du gouvernement dans le dossier de la contrebande qui a mené à sa perte. Mais même le marché illégal est en baisse. Selon des données de Santé Canada, il a diminué de plus de moitié au Québec entre 2008 et 2010, passant de 37% du marché total à 14%. La dernière Enquête sur le tabagisme chez les jeunes révèle pour sa part que les trois quarts des élèves fumeurs consomment des cigarettes légales.

LE TABAC EN CHIFFRES

7,6 millions - Nombre d'unités de cigarettes vendues au québec en 2010 contre 10,7 millions en 2000.

15 cigarettes - Le nombre moyen de cigarettes consommées chaque jour par les fumeurs quotidiens québécois

214 kg - La quantité de tabac haché vendu au québec en 2010, contre 1000 kg en 2000.

14% - La part de marché occupée par les cigarettes de contrebande au Québec

4,7 millions - Nombre de fumeurs au Canada

12% - Pourcentage des 15 à 19 ans qui sont des fumeurs au Canada

15% - Proportion des détaillants canadiens qui acceptent de vendre des cigarettes aux mineurs