Le dollar numérique est à nos portes. Des pays en émettent déjà, et à peu près tous les autres, dont le Canada, y songent. Si cette perspective ne soulève pas les passions dans la population, elle inquiète énormément les banques, qui ont beaucoup à perdre.

Des risques et des avantages

Un dollar numérique ne remplacerait pas le dollar en papier, mais il permettrait de faire toutes les transactions courantes sans l’obligation d’avoir un compte dans une banque commerciale et d’y déposer de l’argent. Et en évitant les frais de transaction parfois cachés et souvent exorbitants.

« Je comprends les banques de s’inquiéter parce qu’on touche à leur carré de sable », dit Annie Lecompte, professeure au département des sciences comptables de l’Université du Québec à Montréal.

Les banques renvoient les questions sur la monnaie numérique au regroupement qui défend leurs intérêts, l’Association des banquiers canadiens (ABC). Celle-ci estime qu’un dollar numérique a la capacité de déstabiliser le système financier en réduisant la capacité de financement des banques.

« Nous sommes d’avis que les avantages potentiels de l’émission d’une monnaie numérique de banque centrale de détail et les objectifs derrière cette émission doivent être clairs et surtout conformes à la lueur des risques auxquels sera exposé l’équilibre du secteur financier, par exemple les possibles répercussions sur le financement des banques », résume l’ABC.

Les banquiers estiment aussi que le dollar numérique poserait des problèmes pour la protection de la vie privée et qu’il n’est pas nécessaire parce que la population est satisfaite du fonctionnement du système actuel.

Une perte de revenus

Les banques commerciales génèrent des profits avec les prêts qu’elles accordent. Pour accorder ces prêts, elles doivent disposer de liquidités. Une grande partie de celles-ci proviennent, à bon prix, de l’argent déposé dans les comptes de transactions et des frais qu’elles imposent sur les transactions.

À ce titre, il est clair qu’elles pourraient voir leurs revenus diminuer, estime David Dupuis, économiste et professeur à l’Université de Sherbrooke.

« Un dollar numérique, c’est une autoroute directe entre le client et la banque centrale, qui ne passe pas par les intermédiaires que sont les banques, explique-t-il. Ça limite leur capacité à se financer à moindre coût. »

L’objectif des banques centrales qui songent à émettre une monnaie numérique est d’offrir une solution de paiement sûre, rapide et moins coûteuse que celles qui existent déjà, soit le paiement comptant et par carte de débit, de crédit ou avec son téléphone.

À court terme, les banques ne devraient pas trop s’inquiéter pour leurs profits, selon Annie Lecompte. D’une part, les banques canadiennes sont solides et extrêmement rentables. Et d’autre part, la banque centrale n’a pas l’intention de remplacer les banques commerciales.

Selon toute vraisemblance, la monnaie numérique ne rapportera pas d’intérêts et servira uniquement aux transactions, précise-t-elle. Pour investir son épargne ou contracter un prêt, les banques commerciales seront encore nécessaires.

Au bout du compte, « l’impact pour les banques dépendra de la popularité de cette nouvelle option de paiement. Ce n’est pas tout le monde qui l’adoptera ».

Confidentialité et sécurité : une nécessité

Pour être largement adoptée, la monnaie numérique de la Banque du Canada devra avoir la confiance des usagers. C’est la condition essentielle, estime Chantal Bernier, avocate spécialisée dans la protection de la vie privée et des renseignements personnels et ancienne commissaire à la vie privée du Canada.

Il y a dans la monnaie numérique tant des risques susceptibles de réduire la protection de la vie privée que des avantages qui pourraient l’augmenter, selon elle.

La technologie de la chaîne de blocs qui rend possible l’émission des monnaies numériques a un avantage, celui de la traçabilité, explique Chantal Bernier. « Elle peut offrir une plus grande protection contre le blanchiment d’argent, la fraude ou l’évitement fiscal. »

À l’inverse, c’est un nouveau pouvoir pour la banque du Canada « qui doit être encadré et assorti d’une réglementation qui correspond à notre régie de droits », souligne-t-elle.

Les risques technologiques sont aussi à considérer, selon l’experte, parce que la concentration de renseignements sur les transactions réalisées va créer « un entrepôt de données personnelles extrêmement attrayantes » pour d’éventuels pirates informatiques.

Chantal Bernier croit qu’il est possible de trouver l’équilibre nécessaire entre les risques et les avantages pour assurer la viabilité de la monnaie numérique. Mais elle comprend les banques centrales de faire preuve de prudence avant d’émettre leur monnaie numérique. « Au-delà de la protection de la vie privée, il y a des considérations financières et des considérations de marché dont il faut tenir compte », pose-t-elle.

Garder le contrôle

Avec un dollar numérique, la Banque du Canada dit vouloir offrir un moyen de paiement de plus et une solution de rechange au bitcoin et aux autres cryptomonnaies privées qui n’offrent ni stabilité ni garantie à leurs utilisateurs et qui sont quand même de plus en plus populaires.

En fait, le principal objectif des banques centrales est de garder le contrôle de la monnaie et de la politique monétaire, dit David Dupuis.

C’est d’ailleurs l’intention de Facebook de lancer sa monnaie numérique qui a sonné le réveil des banques centrales de partout dans le monde et accéléré les projets d’émission de monnaies numériques nationales.

Avec ses plus de 2 milliards d’utilisateurs, Facebook et sa monnaie avaient le pouvoir de déstabiliser le système financier international et de le rendre incontrôlable, ce qui explique que les régulateurs lui aient coupé les ailes.

La crainte qu’une monnaie privée prenne de plus en plus de place, c’est ce qui motive les banques centrales à émettre leur monnaie numérique. Si vous ne contrôlez plus l’outil avec lequel vous gérez la politique monétaire, vous ne pouvez pas mener de politique monétaire.

David Dupuis, économiste et professeur à l’Université de Sherbrooke

Le droit exclusif d’émettre la monnaie est trop payant et trop important pour la souveraineté des pays et les banques centrales ne partageront jamais ce droit, même partiellement, selon le spécialiste.

La monnaie numérique de banque centrale devrait donc tôt ou tard devenir une réalité dans la plupart des pays, prédit-il. « C’est une technologie de rupture, qui a le potentiel de déstabiliser le système financier, et il n’y a pas une banque centrale saine d’esprit qui va vouloir déstabiliser le système financier. »

Mythes et réalité

La monnaie numérique existe déjà

Non. C’est vrai que l’argent comptant est de moins en moins utilisé et que les trois quarts des transactions se font sous une forme numérique au Canada, par carte de débit, de crédit ou par virement de fonds.

Ces échanges impliquent le transfert d’argent de l’acheteur vers le vendeur à l’aide d’intermédiaires et des coûts importants, le plus souvent cachés. Ces intermédiaires sont les banques et des entités comme Interac et les émetteurs de cartes de crédit comme Visa et Mastercard. La monnaie numérique permettrait d’augmenter la rapidité des transactions et d’en réduire le coût.

La monnaie numérique va nous mettre à la merci de l’État

C’est une des principales préoccupations associées à une monnaie numérique émise et garantie par une banque centrale comme la Banque du Canada. Une monnaie numérique de banque centrale ne pourrait pas offrir le même anonymat que l’argent comptant, qui peut s’échanger sans laisser de traces, ou que les cryptomonnaies privées comme le bitcoin. Pour empêcher le blanchiment d’argent et les activités criminelles, la banque centrale devrait exiger certains renseignements personnels, comme le font déjà les banques assujetties à la réglementation sur les activités criminelles. Le niveau de confidentialité de la monnaie numérique serait comparable à celui de toutes les autres transactions électroniques.

La monnaie numérique est une autre cryptomonnaie, comme le bitcoin

Comme le bitcoin et les autres cryptomonnaies, un dollar numérique utiliserait la technologie de la chaîne de blocs. Mais contrairement au bitcoin, qui permet des transactions anonymes, dont la valeur fluctue énormément et qui n’est géré par personne, un dollar numérique aurait la même valeur que le dollar en papier garanti par la Banque du Canada, qui gérerait le système avec l’objectif de prévenir la fraude.

Les cryptomonnaies comme le bitcoin ne sont pas des monnaies à proprement parler, puisque le nombre de transactions qu’elles permettent de faire est limité.

La monnaie numérique va remplacer l’argent comptant

Non. Au Canada, il n’est pas question que l’argent comptant disparaisse. Le dollar numérique serait une option de paiement qui s’ajouterait à celles qui existent déjà. Même si les transactions se font de plus en plus sous forme numérique, l’argent comptant est encore jugé indispensable par la population. Selon les sondages que mène la Banque du Canada sur une base régulière, 80 % des Canadiens estiment que l’argent comptant doit continuer d’exister, une proportion qui reste stable année après année.

La monnaie numérique va déstabiliser le système financier

La monnaie numérique pourrait avoir un impact sur la rentabilité des banques, mais son objectif est au contraire de maintenir la stabilité du système financier pris globalement. En fait, les banques centrales craignent qu’une monnaie numérique, privée comme le bitcoin ou publique comme celle émise par un autre pays, devienne assez populaire pour menacer la souveraineté monétaire et la stabilité financière du pays. D’où le projet d’offrir une solution de rechange nationale, sûre et garantie, à ce mode de paiement appelé à se généraliser.

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