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D’où vient le concept des paradis fiscaux et pourquoi semble-t-il impossible d’éliminer l’évasion fiscale ?

René Masson

D’abord, bien que les deux concepts soient très liés, ils ne sont pas tout à fait synonymes. Les paradis fiscaux sont un des moyens les plus utilisés pour faire de l’évasion fiscale, tout comme le travail au noir ou la vente illicite de produits. L’évasion fiscale est une infraction, du moins au Canada, où on la définit comme le fait qu’« un particulier ou une entreprise ne respecte pas les lois fiscales du Canada au moyen de mesures telles que la falsification de documents et de demandes, la dissimulation de revenus ou le gonflage des dépenses ».

Le recours à un paradis fiscal, lui, n’est pas systématiquement un crime. En fait, la plupart des utilisations faites des paradis fiscaux sont légales. On entre ici dans une zone grise dans laquelle les pays et les institutions internationales ne s’entendent même pas sur une définition commune.

C’est le cœur du problème.

« Le premier paradis fiscal moderne a été la Suisse, souligne en entrevue Brigitte Alepin, fiscaliste et spécialiste en politiques fiscales. Elle n’a pas été détruite par la Première Guerre mondiale et, contrairement à ses voisins, elle n’a pas eu besoin d’implanter d’impôts pour soutenir l’effort de guerre. D’autres pays se sont aperçus que la suite devenait intéressante. Ils ont emprunté la recette. »

Aucun consensus

Le premier critère, à peu près universellement admis, est qu’un paradis fiscal soit un État ou un territoire où les taux d’imposition sont extrêmement bas, voire inexistants. On tient également compte du manque de transparence du système bancaire. Enfin, les endroits identifiés comme des paradis fiscaux ont généralement un point commun : il n’est pas nécessaire pour une entreprise ou un individu d’exercer des activités sur place pour profiter de ses pratiques fiscales.

Avec ces trois critères, on devrait déterminer assez aisément les pays et territoires pouvant être qualifiés de paradis fiscaux. Ce n’est pas le cas. L’Union européenne, par exemple, publie depuis 2017 une liste extrêmement mouvante d’administrations « non coopératives »1. La dernière, publiée le 14 février 2023, comporte 16 États et territoires. On y trouve notamment la Russie, les Bahamas, le Panama, Trinité-et-Tobago, les îles Marshall, mais aucun pays européen.

Le Fonds monétaire international (FMI) a identifié à partir de 2002 une vingtaine de « centres financiers offshore ». On y trouvait entre autres la Suisse, le Luxembourg, le Royaume-Uni et l’Irlande. Le FMI a cessé en 2008 de publier cette liste.

Enfin, à partir de 2000, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a identifié une vingtaine de « paradis fiscaux non coopératifs »2. On montrait notamment du doigt Monaco, le Liechtenstein, Vanuatu et le Liberia. Il n’en restait que trois en 2009. En 2023, aucune administration n’est officiellement identifiée par l’OCDE comme un « paradis fiscal non coopératif ».

Enfin, Oxfam produit depuis des années sa propre liste, bien plus large, qui compte aujourd’hui 58 États et territoires3. On y trouve notamment le Delaware aux États-Unis, les Pays-Bas, Chypre, la Jordanie et la Belgique.

5,3 milliards US au Canada

On le constate, devant autant de flou, il serait extrêmement difficile pour un pays comme le Canada de décider seul de définir les paradis fiscaux et de s’attaquer au problème, dans un contexte de mondialisation et de flux de capitaux très mouvants. Après tout, un État peut décider de façon légitime d’appliquer des taux d’imposition très bas, tous les organismes internationaux en ont convenu. Faudrait-il inclure les États-Unis, le Royaume-Uni, la Suisse et Singapour ? Choisir la liste incomplète de l’Union européenne ou celle très large d’Oxfam et d’autres organismes non gouvernementaux ?

Il est vrai que le Canada a signé, à partir de 2007, des conventions avec de nombreux paradis fiscaux permettant aux entreprises canadiennes de rapatrier leurs profits ici sans les voir imposés. Des Canadiens ont même été à l’origine de la création de nombreux paradis fiscaux, a démontré l’auteur Alain Deneault en 2014.

Ce phénomène mondial aurait causé des pertes de revenus fiscaux de 483 milliards US aux États en 2021, dont 5,3 milliards au Canada, selon le Tax Justice Network (TJN).

Si les institutions internationales ont peu à peu abandonné l’idée de dresser des listes des paradis fiscaux, une initiative semble en bonne voie d’aboutir. Les pays du G20 et l’OCDE se sont entendus en 2021, dans le cadre d’un projet appelé BEPS (acronyme anglais pour « Érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices »), pour imposer un impôt minimal de 15 % aux grandes entreprises qui ont un chiffre d’affaires d’au moins 1,1 milliard. Cette mesure, initialement prévue en 2023 et maintenant repoussée au « début de 2024 », rendrait le recours aux paradis fiscaux nettement moins avantageux. Approuvé par 136 pays et territoires représentant plus de 90 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, cet accord devrait permettre de réattribuer plus de 125 milliards US.

1. Voyez la plus récente liste des administrations non coopératives de l’UE 2. Consultez la mise au point de l’OCDE sur les « paradis fiscaux non coopératifs » 3. Voyez la liste complète d’Oxfam Téléchargez le rapport Justice fiscale : état des lieux 2021 du TJN Consultez la page de l’ARC sur l’évasion fiscale Pour suivre les derniers développements du BEPS Consultez notre section « Démystifier l’économie »

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