L’inflation combinée à la pénurie de main-d’œuvre, un cocktail parfait pour les employés de l’industrie du commerce de détail soumis à la tentation du vol. En augmentation, ce type de méfait est-il chaque fois sévèrement sanctionné par les patrons ?

« Monstre » tapi dans l’ombre pendant la pandémie, le vol interne reprend du poil de la bête. Les larcins commis par des employés sont en augmentation depuis les derniers mois dans les entreprises et les commerces, confirment des experts en prévention des pertes. En plus de l’inflation, la pénurie de main-d’œuvre donnerait le « champ libre » aux travailleurs tentés de se servir dans le tiroir-caisse.

« Au début de la pandémie, les enquêtes pour fraude, ce n’était pas une priorité. Mais quand ça a commencé à se calmer, on a commencé à recevoir des appels », observe Anne-Marie Bélanger, associée chez BDO Canada.

« Des vols internes, il y en a toujours eu. Mais on assiste à une croissance. On manque d’employés, on engage plus rapidement. On ne réussit pas à pourvoir tous les postes. Donc, on demande aux gens d’exécuter non seulement des tâches pour lesquelles ils ne sont pas qualifiés, mais on leur fait aussi faire des tâches qui sont théoriquement incompatibles », ajoute cette spécialiste en enquête de fraude, au cours d’un entretien téléphonique avec La Presse.

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Anne-Marie Bélanger, associée chez BDO Canada

Les larcins commis par des employés représentent plus de la moitié des pertes totales d’une entreprise sur une année, indique Marc-André Plaisance, directeur de la prévention des pertes de GardaWorld. « L’économie reprend et on est en période d’inflation. Les gens qui ont un manque à gagner vont finir par se servir à même les produits et la petite caisse de leur employeur. »

Il souligne qu’un nombre grandissant de commerçants font appel à ses services pour tenter d’enrayer ce fléau. M. Plaisance n’a toutefois pas voulu donner le nombre exact d’entreprises qui ont contacté GardaWorld depuis le début de l’année. « Il y a une recrudescence du vol à l’interne en ce moment, c’est réel », affirme-t-il néanmoins.

Et les dernières données concernant les vols par des employés dans le secteur du détail remontent à 2012. « Il n’y a pas d’étude récente sur la question », reconnaît Manuel Champagne, directeur général de Détail Québec, le comité sectoriel de main-d’œuvre du commerce de détail. Il ajoute dans la foulée que ce sujet reste toujours un peu « caché ».

Selon l’enquête réalisée il y a 10 ans à la demande du Conseil québécois du commerce de détail (CQCD), les pertes générées par le vol interne se chiffraient à 315 millions pour les détaillants de la province, une moyenne de 863 000 $ par jour. Par comparaison, celles entraînées par des vols à l’étalage s’élevaient à 272 millions pour l’année.

« C’est certain qu’avec la conjoncture dans laquelle on se trouve, on peut émettre l’hypothèse que le vol à l’interne augmente considérablement avec l’inflation, la hausse des taux d’intérêt, mais aussi la pénurie de main-d’œuvre », croit M. Champagne. On compte actuellement 31 935 postes vacants dans le secteur du commerce de détail au Québec.

« Avec la pandémie, la prévention des pertes, c’est un sujet qu’on a mis de côté. On s’est concentrés sur les mesures sanitaires, sur le virage numérique. Mais maintenant, il y a moins de gens sur le plancher, moins de gens dans les bureaux. Les personnes qui sont malhonnêtes, on leur donne le champ libre. »

Détail Québec recommence par ailleurs à donner des formations concernant la prévention des pertes. Un volet entier est consacré au vol interne.

Comme dans un « magasin de bonbons »

Éric Deslongchamps, propriétaire de trois magasins RONA situés à Mont-Laurier, Rivière-Rouge et Maniwaki, reconnaît qu’en ce moment la tentation de se servir dans les rayons ou dans la cour à bois peut être grande pour certains employés. L’an dernier, il a d’ailleurs congédié l’un des membres de son équipe, surpris à quitter le magasin avec de la marchandise qu’il n’avait pas payée.

On a des employés qui sont comme des enfants dans un magasin de bonbons.

Éric Deslongchamps, propriétaire de trois magasins RONA

Et la pénurie de main-d’œuvre fait en sorte que les patrons tournent davantage les coins rond en étant moins sélectifs à l’embauche et en omettant la vérification des antécédents des candidats. « Aujourd’hui, quand tu embauches, tu ne prends pas le meilleur, tu prends le moins pire », lance sans détour Mario Bélanger, ancien président-directeur général de Mayrand qui est maintenant à la tête du Groupe Bélanger, une firme d’experts-conseils dans le domaine du commerce de détail et de la distribution.

« Des fois, on baisse la garde un peu, admet Éric Deslongchamps. On est moins sélectifs, on n’a pas de candidats. »

Appliquer la tolérance zéro ? Pas toujours

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Marc-André Plaisance, directeur de la prévention des pertes de GardaWorld

Peu importe le délit, les détaillants assurent qu’ils appliquent la politique de la tolérance zéro lorsqu’il s’agit de vols internes. Or, dans les faits, certains acceptent parfois de « fermer un peu les yeux » en raison du manque de candidats disponibles.

« Pour une barre de chocolat, je ne vais pas en faire un plat, affirme Suzanne Charland, propriétaire du Dépanneur Caleb à Sherbrooke. Je le calcule déjà d’avance dans mes pertes. » Elle souligne que les vols d’essence par des clients la préoccupent davantage en ce moment.

« Jusqu’à quel point tu tolères le vol ? », questionne pour sa part Mario Bélanger, ancien président-directeur général de Mayrand qui est maintenant à la tête du Groupe Bélanger, une firme d’experts-conseils dans le domaine du commerce de détail et de la distribution.

« Si tu as un employé qui prend un paquet de gommes, un autre qui vole 20 $ et un troisième qui part avec de la viande d’une valeur de 40 $, est-ce que tu donnes la même sanction aux trois ? Logiquement, dans un monde idéal d’honnêteté, les trois perdent leur job. Aujourd’hui [dans le contexte de pénurie de main-d’œuvre] tu fais quoi ? Je sais qu’il y a beaucoup d’employeurs qui vont un peu fermer les yeux. Ils vont donner une sanction. »

« Malheureusement oui », répond également Marc-André Plaisance, directeur de la prévention des pertes de GardaWorld, lorsque La Presse lui demande s’il a noté une certaine souplesse de la part des employeurs.

Ce n’est pas recommandé. Est-ce qu’il y en a qui ferment les yeux ? La réponse, c’est oui.

Marc-André Plaisance, directeur de la prévention des pertes de GardaWorld

Prévention

Par ailleurs, s’ils savent qu’ils ne sont pas à l’abri de ce genre de délit, des détaillants tentent de trouver des moyens pour réduire les risques. Conscient que des employés peuvent lorgner des comics américains, des mangas ou des albums de luxe, Benoît Doyon, fondateur des boutiques de jeux Imaginaire, a aménagé son plus récent magasin, ouvert à Québec en juillet avec une superficie de 28 000 pieds carrés, en tenant compte des risques de vol.

« Chacun des éléments a été pensé pour le vol : l’entrée, la sortie, l’emplacement des produits, l’éclairage », énumère celui qui ouvrira une sixième boutique au Carrefour Laval en novembre.

Et depuis la dernière année, Benoît Doyon ne laisse pas un employé travailler seul sur le plancher afin d’éviter qu’il soit tenté d’avoir les « mains longues ». Il verse également une récompense aux employés qui dénoncent les malfaiteurs, confrères ou clients. « On donne 300 $ à un collègue de travail qui surprend ou rapporte un méfait. Je dirais que je donne 300 $ tous les mois. Il m’est arrivé d’en donner deux ou trois fois dans le même mois. »

La question du vol interne prend une dimension émotive pour M. Doyon.

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Benoît Doyon, fondateur des boutiques de jeux Imaginaire

Je me suis fait voler au début des années 2000 par mon bras droit, mon ami, ma personne de confiance, mon confident.

Benoît Doyon, fondateur des boutiques de jeux Imaginaire

Par ailleurs, au-delà des rabais, des salaires ou autres primes, des mesures doivent être prises en amont, dès qu’un candidat passe en entrevue, souligne Marc-André Plaisance. « Je suggère toujours aux commerçants de faire des enquêtes de crédit, civiles et criminelles avant d’embaucher un employé », indique-t-il.

« On suggère aussi des audits de prévention et des audits de contrôle opérationnel. Les gens qui vont rentrer dans une entreprise vont tester ses limites. »

« Par exemple, si j’active une carte-cadeau et que je ne passe pas la transaction à la caisse, est-ce que quelqu’un va venir me le dire ou il n’y a personne qui fait la conciliation entre la caisse et le terminal d’activation de cartes-cadeaux ? S’il n’y a personne qui le fait, je peux m’activer des cartes chaque semaine et à la fin de l’année, je vais me ramasser avec une pas pire cagnotte. Le commerçant, sur son chiffre d’affaires global, peut ne pas s’en rendre compte. Mais il y a quand même eu une perte nette pour son magasin », illustre M. Plaisance.

Penser au revenu

Associée chez BDO Canada, Anne-Marie Bélanger conseille également d’observer certains signes. « Quelqu’un qui a un train de vie qui ne correspond pas nécessairement à son revenu ou encore un employé qui est toujours là, qui ne prend jamais de vacances, c’est souvent quelqu’un qui désire maintenir le contrôle sur l’exécution de ses tâches », énumère-t-elle.

Mais en dépit des craintes et des mesures de prévention, les détaillants consultés veulent avant tout pouvoir faire confiance aux membres de leur équipe. Plusieurs ont déjà aidé financièrement des employés dans le besoin qui ont cogné à leur porte au lieu de se servir dans la caisse.

« On est prêts à aider », assure Éric Deslongchamps, propriétaire de trois magasins RONA situés à Mont-Laurier, Rivière-Rouge et Maniwaki. « Des fois, je prends des arrangements de financement avec des employés parce qu’ils ont besoin de quelque chose rapidement et qu’ils ne peuvent pas nous payer tout de suite. Quand les gens nous parlent, on peut faire quelque chose. Si les gens prennent leurs propres initiatives et partent avec de la marchandise non payée, il n’y a pas de pardon là-dessus. C’est pour ça qu’on essaie de garder le dialogue ouvert avec nos employés. »

« Il faut que je continue à faire confiance à mon prochain, affirme Benoît Doyon. Sinon, à un moment donné, il n’y en aura plus de commerce. »