L’annonce jeudi que le produit intérieur brut (PIB) de l’économie américaine s’est contracté au deuxième trimestre, pour un deuxième trimestre d’affilée, a ravivé le débat sur l’imminence d’une récession. Voici l’avis de cinq économistes d’ici.

Alors qu’on s’attendait à un faible rebond du PIB, après la contraction de 1,6 % mesurée au premier trimestre, le deuxième trimestre a connu un autre repli de 0,9 % en rythme annualisé.

En théorie économique, la définition d’une récession correspond à deux trimestres consécutifs de recul du PIB. Mais de nombreux économistes, ainsi que l’administration Biden, affirment que l’économie américaine n’est pas en récession en raison d’autres indicateurs plus favorables, comme l’emploi.

En fait, aux États-Unis, un seul organisme est habilité à désigner officiellement les périodes de récession. Il s’agit du National Bureau of Economic Research (NBER), qui tient compte non seulement de l’évolution du PIB réel, mais aussi de plusieurs autres indicateurs (voir onglet suivant).

Pour éclairer ce débat, La Presse a recueilli les commentaires d’économistes du secteur financier au Québec et au Canada.

Benoit P. Durocher

Économiste principal, Desjardins

« On constate un deuxième recul du PIB réel de l’économie américaine, mais toujours pas de récession officielle. En fait, les conditions ne sont pas réunies pour qu’une récession soit déclarée par le NBER, avec notamment un marché du travail qui se porte encore bien. Pour la suite, je m’attends à ce que l’économie américaine puisse revenir en territoire positif dès le prochain trimestre, grâce notamment à un renversement favorable du côté des [stocks] dans les entreprises. Avec le marché du travail qui demeure vigoureux, les récents problèmes de l’économie américaine n’empêcheront pas la Réserve fédérale (Fed) de poursuivre sa lutte contre l’inflation élevée. Je m’attends à d’autres augmentations des taux d’intérêt aux États-Unis dans les mois à venir, quoique à un rythme plus modéré. »

Claire Fan

Économiste, Banque Royale (RBC)

« La deuxième baisse consécutive du PIB trimestriel aux États-Unis n’est pas considérée comme une récession en soi, alors que d’autres indicateurs économiques ont fait beaucoup mieux. La production industrielle a augmenté de 6,2 % sur un an au deuxième trimestre, et l’économie a créé 1,1 million d’emplois. Les ventes au détail sont toujours à des niveaux bien supérieurs à ceux d’avant la pandémie. N’empêche, la hausse de l’inflation et des taux d’intérêt pourrait ralentir la croissance économique. La Fed reste sur une trajectoire de forte hausse des taux pour lutter contre l’inflation, ce qui contribuera à ralentir les dépenses de consommation. Je m’attends également à ce que le marché du travail américain s’affaiblisse et que le taux de chômage augmente d’ici la fin de l’année prochaine. »

Sal Guatieri

Économiste principal, Banque de Montréal (BMO)

« Même si cette deuxième contraction d’affilée du PIB trimestriel alimente le débat sur le début d’une récession aux États-Unis, le fait que l’économie a créé 2,7 millions d’emplois durant les six premiers mois de l’année semble encore plaider contre la déclaration officielle d’une récession. Pour le moment, on constate que l’économie américaine s’essouffle rapidement face à une inflation record en quatre décennies et une augmentation rapide des coûts d’emprunt (taux d’intérêt). L’économie américaine est devenue très vulnérable à une récession, ce qui pourrait dissuader la Fed de décréter une troisième hausse importante des taux d’intérêt en septembre. Pour le moment, jusqu’à ce que l’inflation diminue, de nouvelles hausses de taux demeurent dans les cartes. Et elles ne réduiront pas les risques d’une véritable récession. »

Katherine Judge

Économiste, Banque CIBC

« Malgré cette deuxième baisse d’affilée du PIB trimestriel, la vigueur du marché du travail aux États-Unis empêche de définir cela comme une récession ; parlons plutôt d’une déception. En fait, comme lors du premier trimestre, la mesure du revenu intérieur brut pourrait fournir une alternative au PIB. Cette mesure s’affiche encore en croissance en fin de deuxième trimestre. Cela dit, je m’attends à un retour à une croissance positive aux États-Unis d’ici la fin de l’année, à mesure que s’estomperont les problèmes des chaînes d’approvisionnement, et que se comblera la demande refoulée en biens et services. Par ailleurs, la détente des prix des produits de base (alimentation, carburant) devrait apporter un certain soulagement au budget des ménages. En contrepartie, la prudence d’investissement des entreprises pourrait ralentir l’embauche par rapport à son rythme élevé jusqu’à récemment. Si cela s’avère, il s’agirait d’un développement bienvenu pour la Fed dans sa lutte contre l’inflation. »

Derek Holt

Vice-président et directeur des études économiques, Banque Scotia Marchés des capitaux

« Même si les médias parlent de récession, peu d’économistes utilisent la définition technique d’une récession basée sur deux baisses consécutives du PIB trimestriel. Cela s’explique en partie par le fait que le PIB peut être soumis à diverses distorsions. De mon point de vue, l’économie américaine n’est pas en récession au vu des récents gains d’emplois et de la croissance continue de la production industrielle. Le PIB de l’économie américaine pourrait même rebondir d’ici la fin de l’année si de nouveaux progrès se réalisent dans la résolution des défis des chaînes d’approvisionnement, et que les fortes commandes de biens durables se poursuivent parallèlement à un rebond continu de la demande dans les services. »

Baisse du PIB américain : ce qu’il faut savoir

PHOTO OLIVIER DOULIERY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Cette poussée de l’inflation et la crainte d’une récession ont érodé la confiance des consommateurs et attisé l’inquiétude du public à l’égard de l’économie aux États-Unis.

Le rapport du département du Commerce sur le produit intérieur brut (PIB) au deuxième trimestre a souligné certains éléments de faiblesse de l’économie et suscité plusieurs réactions. Survol.

Contexte

Le rapport arrive à un moment critique. Les consommateurs et les entreprises ont lutté sous le poids de la répression de l’inflation et de la hausse des coûts d’emprunt. Mercredi, la Réserve fédérale (Fed) a relevé son taux directeur de trois quarts de point pour la deuxième fois d’affilée, dans le but de vaincre la pire flambée d’inflation en 40 ans. Cette poussée de l’inflation et la crainte d’une récession ont érodé la confiance des consommateurs et attisé l’inquiétude du public à l’égard de l’économie.

La Fed espère réaliser un « atterrissage en douceur » notoirement difficile : un ralentissement économique qui parvient à freiner la flambée des prix sans déclencher de récession.

L’économie mondiale dans son ensemble est également aux prises avec une inflation élevée et un affaiblissement de la croissance, en particulier après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a fait monter en flèche les prix de l’énergie et des denrées alimentaires.

Faits saillants

Le département du Commerce a précisé que le recul du PIB au deuxième trimestre reflétait des baisses d’investissements des entreprises et d’achats de logements de la part des ménages. La hausse des taux d’intérêt, conséquence de la série de hausses opérées par la Fed, a sapé la construction de maisons, qui a diminué à un taux annuel de 14 %. Les gouvernements, tant fédéral que locaux, ont également freiné leurs dépenses.

La consommation, locomotive de la croissance américaine, s’est maintenue, mais grâce aux dépenses dans les services, et notamment les loyers, dont les prix ont flambé avec l’inflation.

Les achats de biens, eux, ont diminué. Les stocks ont chuté alors que les entreprises ralentissaient le réapprovisionnement de leurs étagères, faisant perdre deux points de pourcentage au PIB. Le recul du PIB sur le trimestre est de 0,2 % si l’on compare simplement au trimestre précédent, comme le font d’autres économies avancées.

Réaction à Washington

PHOTO SUSAN WALSH, ASSOCIATED PRESS

Le président Joe Biden lors d’une rencontre avec des PDG de secteurs importants de l’économie américaine, à Washington, jeudi

« Cela ne ressemble pas à une récession, selon moi », a réagi le président Joe Biden, mettant en avant un marché de l’emploi et des investissements d’entreprises « record ». Sa secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a aussi martelé que l’économie demeurait « résiliente » même si elle « ralentissait », soulignant les plus d’un million d’emplois créés sur les trois derniers mois.

La plupart des économistes et la plupart des Américains ont une définition similaire de la récession : des pertes d’emplois substantielles et des licenciements massifs […] ce n’est pas ce que nous voyons en ce moment.

Janet Yellen, secrétaire du Trésor

Pour elle, l’état de l’activité économique du pays traduit « une économie en transition vers une croissance plus stable et durable ». L’opposition ne l’entend cependant pas de cette oreille. « Scoop pour Joe Biden : on ne peut pas changer la réalité en argumentant sur des définitions », a lancé l’opposition républicaine. Et la chaîne conservatrice Fox News n’a pas hésité à déclarer les États-Unis en récession dès la publication des chiffres.

Le fin mot appartient à…

Un seul organisme est habilité aux États-Unis à désigner officiellement les périodes de récession, le Bureau national de la recherche économique (NBER), mais cela intervient avec plusieurs mois de retard. Cet institut indépendant a été créé en 1920 pour affiner l’étude de l’économie américaine. C’est son comité de datation des cycles économiques qui, en observant l’économie en fonction de plusieurs mesures, détermine quand celle-ci est en expansion et quand elle est en récession. « Une récession est la période entre un pic d’activité économique et son nadir, son point le plus bas », écrit sur son site le NBER, qui souligne qu’« une récession implique un déclin significatif de l’activité économique, répandu à travers l’économie et qui dure plus longtemps que quelques mois ». Mais parce qu’il préfère se reposer sur des données consolidées et publier ses avis plusieurs mois après leur publication, le NBER peut sembler arriver après la bataille.

D’après l’Agence France-Presse et Associated Press