(Ottawa) En annonçant sa démission, le 17 août 2020, l’ancien ministre des Finances Bill Morneau a justifié sa décision en disant qu’il ne serait pas candidat lors des élections fédérales qui allaient être déclenchées par Justin Trudeau un an plus tard.

Il affirmait vouloir donner la chance à son patron de nommer une nouvelle personne à la tête de ce ministère névralgique à Ottawa et il évoquait son intention de briguer le poste de secrétaire général de l’OCDE, située à Paris — poste qu’il n’a finalement pas obtenu. Des explications qui semblaient cousues de fil blanc à l’époque.

Il avait aussi tenu un discours rassurant. Surtout, il avait cherché à minimiser les conflits qui l’opposaient au premier ministre au sujet de l’ampleur du plan de relance nécessaire pour remettre l’économie canadienne sur ses rails après la pandémie de COVID-19 et qui avaient fait les manchettes.

« Je sais qu’avec ce gouvernement libéral, les Canadiens sont entre de bonnes mains », avait-il notamment déclaré.

Près de deux ans plus tard, Bill Morneau tient un tout autre discours. Dans une allocution d’une vingtaine de minutes devant l’Institut C. D. Howe, mercredi soir, l’ancien grand argentier du pays s’est vidé le cœur.

Selon lui, le gouvernement Trudeau se soucie davantage de l’image que de la substance quand vient le temps d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques économiques. De plus, le gouvernement Trudeau consacre trop d’efforts à redistribuer la richesse au pays et trop peu de temps à la créer.

« Quand j’examine la politique au Canada aujourd’hui — et cela d’une perspective d’un ancien membre du gouvernement —, je dois avouer que je suis plus inquiet au sujet de nos perspectives économiques aujourd’hui que je ne l’étais il y a sept ans », a lancé M. Morneau dans son discours coup de poing.

Tant de temps et d’énergie ont été consacrés à trouver des façons de redistribuer la richesse au Canada et on a accordé peu d’attention à l’importance d’augmenter notre prospérité collective.

Bill Morneau

Autre passage percutant de son plaidoyer : « Il n’y a pas vraiment de sentiment d’urgence à Ottawa face à notre manque de compétitivité. C’est comme si nous étions la proverbiale grenouille dans la casserole, ne réalisant pas ce qui nous arrive à mesure que la chaleur monte. »

Il a déploré que le rapport produit par le Conseil consultatif en matière de croissance économique, présidé par Dominic Barton, prenne la poussière depuis 2016.

« Les recommandations, même celles qui étaient excellentes et qui auraient pu et auraient dû être mises en œuvre, sont devenues politisées. Et le résultat net est assez prévisible. J’ai eu du mal à amener notre gouvernement à se concentrer sur la nécessité d’assurer une croissance économique soutenue. Tout cela était constamment mis de côté par d’autres choses qui semblaient plus urgentes sur le plan politique, même si elles n’étaient pas vraiment aussi importantes. »

Réactions

Un tel discours de la part d’un ancien ministre des Finances ne laisse personne indifférent. La presse anglophone s’est délectée de la charge de Bill Morneau. Bay Street, qui soutient avoir peu d’écoute de la part du gouvernement Trudeau depuis quelques années, estime que l’ex-ministre a dit tout haut ce que les gens d’affaires disent tout bas depuis des années.

Dans les rangs libéraux, on a accueilli ce discours avec un certain étonnement. Le moment choisi pour faire une telle sortie a aussi fait sourciller. « Il n’est pas allé avec le dos de la cuillère. Mais ça, c’est Bill ! », a laissé tomber une source libérale qui a requis l’anonymat. « Il a été écarté du cabinet avec tellement peu d’élégance que je ne crois pas que l’on va être surpris au bureau du premier ministre qu’il décide de faire une sortie. Mais il est clair qu’il n’aime pas Chrystia Freeland. »

Bill Morneau n’est pas le premier grand argentier à juger sévèrement les politiques de son ancien gouvernement après s’être mis à dos le premier ministre. Dans les années 1970, John Turner avait quitté la politique après un différend avec Pierre Trudeau sur des questions budgétaires. Il était revenu par la suite pour prendre la barre du Parti libéral en 1984 après le départ de M. Trudeau. En 2002, Paul Martin a été exclu du cabinet par Jean Chrétien après plusieurs années comme ministre des Finances parce qu’il était trop pressé de lui succéder. Il est demeuré simple député libéral, jusqu’à ce qu’il accède finalement à la tête du parti et devienne premier ministre en 2003.

Bill Morneau compte-t-il suivre les traces de John Turner et de Paul Martin en effectuant un retour en politique un jour ? « Ce serait étonnant ! Bill Morneau n’a jamais aimé faire de la politique », rappelle une source libérale.

Mais s’il le faisait, il trouverait sur son chemin une certaine Chrystia Freeland, celle-là même qui l’a remplacé à la tête du ministère des Finances.