Des ententes « bonbons » conclues sous pression qui auraient fait épargner des centaines de millions en impôts à des multinationales. L’Agence du revenu du Canada est dans la tourmente en raison des allégations de deux de ses fonctionnaires dans un litige en Cour fédérale. Des allégations« vraiment très graves », dit la fiscaliste et députée Marwah Rizqy, qui craint un « deux poids, deux mesures » dans le système fiscal pour les multinationales.

Deux fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada (ARC) allèguent que l’ARC aurait conclu à plusieurs reprises des ententes « bonbons » avec des multinationales à l’avantage de celles-ci, privant ainsi le Canada de centaines de millions de dollars en impôts.

Ces allégations, que l’ARC nie, ont été rendues publiques dans le cadre d’un litige en Cour fédérale sur fond de plainte pour représailles et harcèlement psychologique. Elles n’ont pas été testées devant les tribunaux. L’identité des multinationales en question est caviardée dans les documents judiciaires.

Dans une plainte déposée au Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada, les deux fonctionnaires affirment que l’ARC aurait conclu plusieurs ententes « bonbons » avec des multinationales et mis de la pression sur ses fonctionnaires pour approuver sans vérifier ces ententes, en contravention des règles internes de l’ARC.

Les deux fonctionnaires travaillaient depuis des années au sein d’une division de l’ARC qui rend des décisions anticipées en matière de prix de transfert de multinationales. Les multinationales demandent à l’avance au fisc comment leurs activités mondiales seront imposées au Canada. « Toutes les autorités fiscales font ça. Ça donne de la prévisibilité aux entreprises », dit Lyne Latulippe, professeure de droit fiscal à l’Université de Sherbrooke.

L’enjeu, c’est comment certaines décisions anticipées en matière de prix de transfert auraient été rendues. Dans ce litige en Cour fédérale, l’un des fonctionnaires lanceurs d’alerte au sein de la division de l’ARC allègue :

1) que l’ARC aurait conclu certaines de ces ententes avec les multinationales « sans [faire de] diligence raisonnable » et parfois contre l’avis de ses propres fonctionnaires ;

2) qu’un responsable de la division aurait autorisé certaines ententes sans les lire ;

3) qu’un dirigeant de l’ARC aurait mis de la pression sur des fonctionnaires pour qu’ils ratifient des ententes conclues par une autre division (qui n’aurait pas le droit de conclure ces ententes) ;

4) que certaines des ententes auraient été conclues en contravention des règles internes de l’ARC. Une entente était notamment rétroactive, ce qui n’est pas permis selon les règles internes de l’ARC (ce n’est toutefois pas interdit par la loi).

Le fonctionnaire lanceur d’alerte fait mention de trois ententes qu’il juge problématiques :

1) une entente rétroactive de plusieurs millions de dollars conclue en 2019 avec une multinationale ;

2) des ententes controversées avec les clients du cabinet KPMG à l’île de Man, un paradis fiscal. Des enquêtes de Radio-Canada ont révélé que 21 clients canadiens ont bénéficié d’ententes secrètes (sans pénalités ni intérêts) avec l’ARC dans les années 2010 après avoir bénéficié d’un stratagème fiscal controversé préparé par KPMG par l’intermédiaire de l’île de Man.

3) une entente ayant eu comme conséquence de « transférer des centaines de millions de dollars en profits du Canada vers des paradis fiscaux comme l’Irlande et les Pays-Bas ».

L’ARC conteste ces allégations. Elle dit avoir fait examiner les ententes en question par sa division des affaires internes et par un expert indépendant en droit fiscal.

L’enquête a permis de déterminer que les modalités [des ententes] étaient en fait favorables à l’ARC et n’accordaient aucune forme de traitement préférentiel au contribuable.

L’Agence du revenu du Canada, dans un courriel transmis à La Presse

L’ARC précise que son enquête interne conclut qu’aucune entente n’a été accordée sans analyse et qu’aucun employé n’a été forcé de quitter son poste.

Le fisc fédéral n’a pas voulu rendre public son rapport d’enquête interne sur les allégations ni révéler l’identité de son expert indépendant.

L’ARC estime qu’en raison de la confidentialité des renseignements fiscaux, il lui est « difficile de répondre publiquement à ces allégations ».

53 % des employés pensent que le fisc ne fait pas son travail

Dans leur plainte au Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada, les deux lanceurs d’alerte allèguent aussi l’existence d’un climat de harcèlement psychologique au sein de leur division.

L’ARC a ainsi fait une enquête sur ces allégations, notamment sur la conduite de la responsable de la division.

Le fisc fédéral a eu des surprises.

Dans un sondage, seulement 47 % des employés de la division estimaient que leur division (qui négocie des ententes avec des multinationales) faisait son travail « au bénéfice du Canada » en matière de fiscalité internationale. Seulement 13 % des employés de la division jugeaient que les « procédures » et les règles étaient « clairement établies et suivies par tous » les fonctionnaires de la division.

L’ambiance y semblait aussi pénible : 50 % des employés de cette division estimaient être victimes de harcèlement ou de discrimination.

Qui a raison ?

Qui a raison entre l’ARC et les fonctionnaires lanceurs d’alerte au sujet des ententes « bonbons » avec des multinationales ?

Le Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada a décidé de ne pas trancher la question. Il a conclu qu’il aurait été difficile pour lui d’enquêter sur ces allégations d’ententes « bonbons » en raison du secret avocat-client. Selon lui, les motifs étaient « insuffisants » pour ouvrir une enquête, la « finalité » de l’entente l’emportant sur « l’intérêt public des allégations ».

Les deux fonctionnaires ont déposé une poursuite en Cour fédérale pour forcer le Commissariat à l’intégrité à poursuivre son enquête. C’est ainsi que leurs allégations sont devenues publiques.

Le commissaire de l’ARC, Bob Hamilton, et la ministre fédérale du Revenu national, Diane Lebouthillier, ont décliné nos demandes d’entrevue.

Le Parti conservateur du Canada et le Bloc québécois estiment que les allégations des deux fonctionnaires de l’ARC sont sérieuses et veulent entendre le commissaire de l’ARC, Bob Hamilton, dès que possible en commission parlementaire ce printemps. « Ce sont des allégations incroyablement sérieuses », dit le député conservateur Dan Albas.

Si on ne réussit pas à allerau fond des choses, des histoires comme celle-là sont de nature à éroder la confiance du public dans l’ARC.

 Jean-Denis Garon, député bloquiste

« Je peux bien comprendre en cette Semaine de la santé mentale à quel point c’est tordu de l’autre côté de la Chambre et qu’ils [les députés conservateurs] ne comprennent pas ce qu’on veut dire… » C’est ainsi que la ministre du Revenu national, Diane Lebouthillier, a répondu le 3 mai dernier aux questions de députés conservateurs sur les allégations à l’ARC. Ce jour-là, le quotidien The Globe and Mail venait de publier un deuxième article sur cette affaire. La ministre Lebouthillier s’est excusée pour ses propos, puis a continué de défendre l’ARC.

Qu’est-ce qu’un prix de transfert ?

Quand une entreprise vend un de ses biens à une filiale ou à une société apparentée, elle peut théoriquement le faire à n’importe quel prix, puisqu’elle contrôle les deux entités. Comme ce « prix de transfert » peut avoir un impact important sur sa facture fiscale, les autorités ont créé des balises. « Les parties liées doivent respecter le principe de pleine concurrence, c’est-à-dire que le prix de transfert doit refléter le prix qui aurait été déterminé par des parties indépendantes », résume la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

Consultez le site de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’université de Sherbrooke

« Deux poids, deux mesures », dit Marwah  Rizqy

La fiscaliste et députée Marwah Rizqy qualifie de « vraiment très graves » les allégations des deux fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada (ARC) au sujet d’ententes « bonbons » avec des multinationales. Elle s’inquiète de la possibilité d’un « deux poids, deux mesures » dans le système fiscal pour certaines multinationales.

« L’ARC est censée être le chien de garde des contribuables. Visiblement, on dirait que le chien de garde a la rage », a dit Marwah Rizqy en entrevue avec La Presse.

Plusieurs aspects des allégations des deux fonctionnaires à l’égard de l’ARC l’inquiètent particulièrement : la pression qui aurait été exercée par un dirigeant de l’ARC sur les fonctionnaires censés étudier les dossiers ; le fait de conclure des ententes rétroactives ; la culture d’opacité régnant à l’ARC.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La députée libérale Marwah Rizqy

Je vois une grosse lumière rouge quand il y a des allégations où un haut fonctionnaire ajoute de la pression [sur les fonctionnaires]. Il faut savoir pourquoi c’est arrivé, quels sont les faits et quelles sont les entreprises en question.

Marwah Rizqy, députée libérale et fiscaliste

« Dans le dossier de l’île de Man [ententes secrètes pour les clients de KPMG dans les années 2010], il y avait un méchant problème [à l’ARC], et le gouvernement canadien aurait dû faire le ménage à l’époque. C’est deux poids, deux mesures : le fisc sort le bâton pour les petits contribuables, mais pour les gros contribuables, c’est plus que de l’aplaventrisme. Ça suffit, l’opacité : que ces ententes soient rendues publiques », dit Mme Rizqy, qui est professeure de droit fiscal à l’Université de Sherbrooke (elle est en congé de ce poste depuis son élection comme députée provinciale avec le Parti libéral du Québec). En 2015, Mme Rizqy a été candidate du Parti libéral du Canada aux élections fédérales.

Le fiscaliste André Lareau, professeur associé à la faculté de droit de l’Université Laval, estime que l’ARC fait parfois de « l’aplaventrisme » devant certaines multinationales, par exemple dans le dossier de l’île de Man.

Les stratégies fiscales employées par certains cabinets sont très agressives. L’ARC est frileuse. Comme si elle avait des craintes de se faire surpasser en termes de compétences. Comme si elle s’avouait vaincue au plancher dès le départ, au lieu de se dire que le fardeau de la preuve appartient au contribuable.

André Lareau, fiscaliste et professeur associé à la faculté de droit de l’Université Laval

En raison de son interprétation du secret fiscal, l’ARC ne dévoile pas ses décisions anticipées en matière de prix de transfert (même de façon anonyme, ce qui pourrait respecter le secret fiscal). L’ARC ne dévoile pas non plus de statistiques annuelles sur ses vérifications auprès des multinationales. Bref, on ne sait rien sur la façon dont l’ARC applique les lois fiscales aux multinationales. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles les allégations des deux fonctionnaires ont autant fait réagir à la Chambre des communes.

« Ont-ils [les deux fonctionnaires] mis le doigt sur un cas spécifique ? C’est difficile à dire, car on ne connaît pas les faits », dit Lyne Latulippe, professeure de droit fiscal à l’Université de Sherbrooke.

Un détail la fait toutefois sourciller : seulement 47 % des employés de la division de l’ARC responsable des ententes avec les multinationales estiment que l’ARC fait bien son travail.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Lyne Latulippe, professeure en droit fiscal à l’Université de Sherbrooke

Si les gens à l’interne ont peu confiance dans le fait que le travail est fait correctement, je trouve ça inquiétant et préoccupant.

Lyne Latulippe, professeure de droit fiscal à l’Université de Sherbrooke

« Ça vaudrait la peine de regarder ça d’un peu plus près, d’autant plus que ce rôle va continuer de prendre de l’ampleur avec la réforme fiscale internationale », croit Mme Latulipe.

Jean-Pierre Vidal, professeur de fiscalité à HEC Montréal, se dit satisfait des explications de l’ARC. « L’ARC compte un grand nombre d’employés qui font bien leur travail et il faut faire attention qu’une dispute entre quelques personnes ne ternisse la réputation et le travail de milliers de fonctionnaires », indique-t-il par courriel.

Dans une grande organisation, il y a parfois de bons coups et de moins bons coups. Mais de là à dire que l’ARC fait des cadeaux aux multinationales, je trouve que c’est exagéré.

 Jean-Pierre Vidal, professeur de fiscalité à HEC Montréal, dans un courriel transmis à La Presse

La Presse a demandé à l’ARC le montant des cotisations fiscales supplémentaires engendrées par les enquêtes sur les multinationales au cours des 10 dernières années. L’ARC n’a pas répondu à cette demande.

L’ARC se dit « fière de la réputation qu’ont ses quelque 50 000 employés d’agir avec intégrité et de s’acquitter de leurs responsabilités de façon éthique, professionnelle et raisonnée », a-t-elle indiqué par courriel.

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Pour chaque dollar du budget de fonctionnement de l’Agence du revenu du Canada (ARC), le Canada a perçu 74 $ en recettes fiscales en 2019, en deçà de la moyenne internationale de 126 $. Le Canada est « l’un des pays les moins performants » en matière de ratio de frais de perception d’impôts, conclut le Directeur fédéral parlementaire du budget (DPB) après avoir analysé une dizaine d’administrations fiscales semblables à l’ARC. Ces conclusions doivent toutefois être interprétées avec prudence, avertit le DPB dans son rapport publié en mars dernier.

Source : Directeur fédéral parlementaire du budget

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Le Canada est aussi largement sous la moyenne internationale en matière de cotisations supplémentaires résultant des vérifications. L’ARC a perçu en cotisations supplémentaires 3,3 fois son budget de fonctionnement en 2019, en deçà de la moyenne internationale de 4,2 fois.

Source : Directeur fédéral parlementaire du budget