Les milliardaires au Québec forment de toute évidence un boys' club, où une seule femme, la soprano Sharon Azrieli, héritière de la famille du même nom, a réussi à se glisser. Pourrait-on en voir plus dans les prochaines années ? Y a-t-il des obstacles à leur entrée dans la liste ? La Presse a posé la question à six femmes en vue, dont certaines pourraient bien accéder un jour à ce club.

Au bout du fil, Judith Fetzer, cofondatrice et PDG de Cook it, une entreprise de repas prêts à cuisiner qui a le vent dans les voiles, éclate de rire quand on lui demande si elle sera la première entrepreneure milliardaire au Québec. Son nom a pourtant surgi spontanément au cours de plusieurs entrevues.

« Il me reste quelques croûtes à manger... Pour ma génération, je ne suis pas sûre. Comme présidentes et cheffes d’entreprise, on est une quinzaine au Québec avec des chiffres d’affaires entre 50 et 100 millions. C’est très, très loin. »

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Judith Fetzer, cofondatrice et PDG de Cook it

La nouvelle génération d’entrepreneures, par contre, est prometteuse. « Je m’implique beaucoup dans l’entrepreneuriat de Montréal, j’ai rencontré des filles qui sortent de HEC qui avaient mené des rondes de financement. Elles sont vraiment impressionnantes. »

Question de temps

Un coup d’œil à la liste des 12 milliardaires québécois montre une constante : ces fortunes ne se sont pas bâties du jour au lendemain.

« Les femmes ont le droit d’avoir un compte en banque depuis 1964 », rappelle Déborah Levy, rédactrice en chef du magazine Premières en affaires, consacré à l’entrepreneuriat féminin. « Les fortunes, ça se bâtit sur plusieurs générations. Ça prend du temps, accumuler un patrimoine. »

Karine Joncas, qui a lancé une gamme de soins cosmétiques, peut en témoigner : son entreprise compte deux décennies d’existence et est loin d’avoir atteint tout son potentiel. Son sens des affaires, elle l’a hérité d’une arrière-grand-mère propriétaire de restaurant, d’une grand-mère qui a ouvert un dépanneur et de sa mère qui tenait un salon de coiffure.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Karine Joncas est à la tête d’une entreprise de soins cosmétiques.

« C’étaient des femmes de tête. J’ai vraiment eu des modèles d’entrepreneuriat féminin. »

Judith Fetzer rend un hommage semblable à sa mère, qui a ouvert un camping dans la région de Thetford Mines grâce à un héritage, dans lequel elle a pu montrer son sens de l’organisation. « J’avais 15 ans, je gardais les enfants, j’organisais les soirées... J’ai eu beaucoup de fun. »

Présence en hausse

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à se lancer en affaires, et les dernières années semblent marquer un tournant. Chez Anges Québec, où on a investi plus de 129 millions dans 165 entreprises depuis 2008, la PDG, Geneviève Tanguay, estime qu’on assiste carrément au début d’un cycle depuis deux ans.

Dans le passé, environ 5 % des projets étaient portés par des femmes. Maintenant, c’est un sur quatre. Ces entrepreneures, d’ici trois, cinq, sept ans vont éventuellement se trouver à la tête d’une fortune notable.

Geneviève Tanguay, PDG d’Anges Québec

« On voit les premières générations de femmes devenues entrepreneures, il y a une accélération », ajoute-t-elle.

Elle note que le contexte d’investissements au Canada est propice à ces nouvelles femmes d’affaires. « On a peut-être multiplié le capital aux entrepreneurs par trois. Mais est-ce que les intentions de lancer une entreprise ont augmenté au même rythme ? La réponse est non. Qui peut la bonifier ? C’est en grande partie une population invisible dans ce domaine jusqu’à maintenant, les femmes. »

Obstacles et famille

Les femmes qui se lancent en affaires, en 2022, doivent-elles encore affronter plus d’obstacles ? Aucune femme interviewée n’a clairement rapporté avoir eu des difficultés plus grandes, par exemple pour trouver du financement en raison de son sexe.

« Dans certains moments, le fait que j’étais une femme était même plutôt un facteur favorable, puisque je me lançais dans les cosmétiques, indique Mme Joncas. Je n’ai pas vécu de problèmes de financement, mais j’étais avec mon conjoint. »

Qu’une femme montre de l’ambition, par contre, « ça choque encore les oreilles », estime Mme Fetzer. « Dès le début, j’ai conçu Cook it comme une entreprise faite pour croître. Quand je parlais de ces grandes ambitions à des proches, des amis, on me disait : “Oui, mais... tu ne pourrais pas plutôt être comme Marilou, faire des serviettes de table ?” Ça me fâchait... Moi, je voulais parler d’argent, de grosse business. »

Ce que bien des femmes constatent, toutefois, c’est qu’elles accordent généralement plus d’importance à la famille.

On travaille depuis quelques décennies, mais on a encore des enfants, on est des femmes biologiquement. On est aussi des proches aidantes, des conjointes.

Déborah Levy, rédactrice en chef du magazine Premières en affaires

Le modèle masculin stéréotypé de l’entrepreneur totalement dévoué à son travail, absent de la famille, ne semble guère attirant pour les femmes interrogées. « La conciliation travail-famille, je pense que c’est peut-être plus prononcé chez les femmes que chez les hommes », estime Karine Joncas.

Joëlle Chartrand, qui a cofondé RenoRun avec son conjoint, Eamonn O’Rourke, en 2016 et qui est aujourd’hui la vice-présidente à la culture, estime avoir trouvé une bonne façon de combiner les deux univers. « Eamonn et moi, on voit tout le travail de management de l’entreprise et de la famille comme un ensemble. Il y a des fois où il doit travailler à l’entreprise et moi à la maison, et parfois c’est l’inverse. On se soutient comme ça, et on fait en sorte que ça marche. »

Un autre modèle ?

La quasi-absence des femmes dans la liste des milliardaires est peut-être due à leurs choix d’entreprises, avance Sévrine Labelle, PDG d’Evol, un organisme spécialisé dans l’accompagnement et le financement d’entreprises à propriété féminine.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Sévrine Labelle, PDG d’Evol

« Est-ce qu’être milliardaire est la façon de définir le succès ? On voit que les femmes se lancent massivement dans des domaines où il y a moins de croissance : les services à la personne, éducatifs, de santé, dans le commerce de proximité. Pour certaines femmes, oui, c’est important d’avoir une entreprise rentable, mais qui a du sens, qui croît, mais pas au détriment de la famille. »

Geneviève Tanguay, d’Anges Québec, partage cette analyse et estime que la présence accrue des femmes en affaires va contribuer à modifier les critères de succès. « La richesse économique n’est pas le seul vecteur. Avoir de l’impact sur le plan environnemental, social, médical, c’est important. Je trouve ça réducteur que ce soit uniquement évalué sur le plan économique. »