Le programme de crédit d’impôt proposé par le président Joe Biden pour encourager les consommateurs américains à acheter des véhicules électriques pourrait ne jamais être mis en œuvre dans sa forme actuelle. Et s’il l’est, ce pourrait être la fin de l’industrie automobile canadienne.

C’est ce que croient des observateurs chevronnés du secteur automobile nord-américain et des relations canado-américaines.

Les incitatifs fiscaux proposés par Joe Biden pourraient atteindre 12 500 $ US et s’appliqueraient uniquement aux véhicules assemblés aux États-Unis par des travailleurs syndiqués.

Moment charnière

« Nous sommes à un moment vraiment important », a déclaré Dimitry Anastakis, professeur d’histoire des affaires canadiennes à la Rotman School of Management de l’Université de Toronto.

Imaginez ce qui se passerait si le marché automobile américain de 83 milliards de dollars – qui abandonne rapidement le moteur à combustion – offrait soudainement la possibilité d’économiser jusqu’à près de 25 % sur un véhicule électrique de 55 000 $, à condition qu’il soit assemblé sur le sol américain par des travailleurs syndiqués.

Cela équivaudrait à ce que le gouvernement fédéral à Ottawa qualifie d’un tarif de 34 % sur les véhicules construits au Canada. Le déséquilibre marquerait au fer rouge les voitures fabriquées au Canada et enverrait les constructeurs automobiles et leurs quelque 125 000 emplois se démener au-delà de la frontière.

La fin du triangle Canusamex

Ce scénario du pire provoquerait ce que M. Anastakis appelle la « désintégration » de plus d’un demi-siècle de construction automobile trilatérale, les entreprises retirant brusquement leurs participations et annulant leurs projets de dépenser des milliards pour leurs opérations canadiennes et mexicaines.

On assisterait à la suppression et à l’annulation de toutes les annonces récentes d’investissements ; et il n’y aurait probablement plus aucun investissement futur dans les véhicules personnels. Ce serait évidemment la fin de l’industrie telle que nous la connaissons.

Dimitry Anastakis, professeur d’histoire des affaires canadiennes à l’Université de Toronto

Mais M. Anastakis et d’autres experts sont convaincus qu’on n’en arrivera pas là.

Économiquement, c’est illogique pour toutes les parties : consommateurs, constructeurs – étrangers ou nationaux – et même le gouvernement qui propose ce type de subvention.

« Les fabricants déjà établis ont beaucoup d’argent investi au Canada et au Mexique, et ils ont beaucoup d’avantages à tirer d’une industrie intégrée », a estimé M. Anastakis.

« Il y a toutes sortes d’avantages à faire ce qu’ils ont fait au cours des 50 ou 60 dernières années ; ils font de l’argent avec ça. Il y a une raison pour laquelle les Trois Grands ont pris leurs décisions de production de la manière dont ils l’ont fait : maximiser [leurs bénéfices]. »

Pas un problème « insurmontable », dit Trudeau

C’est depuis longtemps un principe fondamental des relations canado-américaines que la seule façon d’effectuer des changements à Washington est de définir les priorités du Canada en fonction du seul intérêt américain. En d’autres termes : nous faire mal vous fait mal.

« Compte tenu de la profonde intégration de nos industries automobiles respectives, la proposition aurait des répercussions importantes aux États-Unis, affectant la production et l’emploi américains », ont écrit la semaine dernière la vice-première ministre Chrystia Freeland et la ministre du Commerce, Mary Ng, aux membres clés du Sénat américain.

Cette lettre exposait en termes clairs que le Canada lancerait une série de tarifs de représailles ciblés et suspendrait des parties clés du nouvel accord commercial nord-américain si la disposition, nichée au plus profond du projet de loi Build Back Better de 2135 pages du président Biden, obtenait l’approbation du Congrès.

Mais nous n’en sommes pas encore là.

« Il existe des solutions à cela ; ce n’est pas un problème insurmontable, insoluble », a déclaré jeudi le premier ministre Justin Trudeau dans une entrevue avec La Presse Canadienne, bien qu’il n’ait révélé aucune des solutions envisagées.

« Les chaînes d’approvisionnement canadiennes et l’interconnexion du Canada avec les États-Unis sont telles qu’il pourrait s’avérer extrêmement désagréable pour les travailleurs américains, pour les politiciens américains, pour l’économie américaine, de devoir tomber dans ce genre de désaccord, cette discorde, avec le Canada. »

Le Canada offre une main-d’œuvre manufacturière hautement qualifiée avec un demi-siècle de connaissances institutionnelles en matière de construction de voitures et de camions. Sans parler des avantages financiers d’un pays où le dollar équivaut à environ 80 cents US et où les soins de santé de la main-d’œuvre sont financés par l’État. Les dirigeants syndicaux comme Bob White, président fondateur des Travailleurs canadiens de l’automobile, ont exploité ces avantages à chaque occasion.

« Bob White avait l’habitude de dire que pour chaque voiture canadienne qui sortait de la chaîne, vous pourriez aussi bien mettre 1500 $ au comptant sur le capot de cette voiture, car c’était la différence entre les coûts de l’assurance maladie », a déclaré M. Anastakis.

« Je ne peux pas imaginer que cela se passe ainsi, car ce serait hautement perturbateur pour l’industrie », a-t-il ajouté.

Biden veut rallier les cols bleus

Joe Biden est un démocrate de la vieille école qui se souvient des jours de gloire du secteur automobile américain, sans parler de la base traditionnelle de son parti : les électeurs de la classe moyenne qui travaillent dur.

« Il a ce genre d’attrait de longue date pour les cols bleus qui a toujours fait partie de sa personnalité politique », a déclaré Christopher Sands, directeur de l’Institut canadien du Wilson Center, établi à Washington.

« Sa campagne en 2020 donne l’impression qu’il pense que les électeurs cols bleus ont été essentiellement volés au Parti démocrate par Trump avec beaucoup de propos nationalistes, a analysé M. Sands. Et bien qu’il soit en désaccord avec Trump sur beaucoup de choses, il essaie de faire appel à ce même groupe et de rallier les voix des démocrates pour récupérer ces électeurs. »

Comme tant d’autres initiatives de l’administration Biden pour gagner l’appui de la population, cela ne semble pas fonctionner.

Les cotes d’approbation du président ont atteint de nouveaux planchers ces derniers mois, en dépit d’une économie apparemment robuste – malgré la COVID-19 – et de deux victoires législatives remarquables au Congrès : un projet de loi d’aide en cas de pandémie de 1900 milliards de dollars et un autre d’investissements dans les infrastructures de 1200 milliards de dollars.

L’adoption du projet de loi Build Back Better de 1750 milliards de dollars, qui semble maintenant peu probable avant la nouvelle année, constituerait un exploit remarquable pour un président qui, malgré le fait qu’il est aux prises avec un Sénat également divisé, a démontré à plusieurs reprises ses compétences pour trouver un consensus, perfectionnées pendant plus de 40 ans en tant que législateur américain.

Malgré cela, la plupart des observateurs politiques aux États-Unis prédisent une avancée du Parti républicain aux élections de mi-mandat de l’année prochaine. Cela pourrait finalement jouer en faveur du Canada en forçant le président à virer davantage vers le centre.

Si on peut simplement gagner du temps, alors peut-être que le calcul politique changera. Le Canada ne veut pas brûler ses relations pour l’avenir, et il ne veut pas se lancer trop fort dans ce combat particulier, car il pourrait ne pas se concrétiser.

Christopher Sands, directeur de l’Institut canadien du Wilson Center

Même si le Sénat adopte le projet de loi, a-t-il ajouté, beaucoup de choses peuvent changer dans le processus de mise en œuvre, lorsque diverses agences fédérales se réunissent pour concevoir les règles qui régiront la manière dont les différentes lois de la législation doivent être mises en œuvre. Cela pourrait signifier élargir la définition d’« assemblé aux États-Unis » pour inclure l’Amérique du Nord, par exemple, si la loi telle qu’elle est rédigée n’offre pas suffisamment de choix aux consommateurs.

Duncan Wood, conseiller principal de l’Institut mexicain du Wilson Center, a déclaré qu’il soupçonnait que le projet de loi finirait par être adopté avec une forme de crédit d’impôt encore intacte.

« Et puis, je pense que nous verrons une sorte d’accommodement avec les Mexicains et les Canadiens, a estimé M. Wood. Mais je pense que ça va être un long processus. »