Le jeu de la surenchère immobilière ne se limite plus à Montréal. Un peu partout, les prix s’emballent et des gens qui s’estimaient capables d’acheter une maison n’y arrivent pas.

Les offres d’achat sur les maisons sont « top secrètes ». Trois courtiers immobiliers ont quand même accepté d’ouvrir leurs livres, en toute transparence, pour montrer que les clients sont de plus en plus féroces quand ils trouvent une propriété à leur goût et leurs offres, de plus en plus compétitives.

« Un coup de circuit ! » Voilà comment Charles-Alexandre Sylvestre qualifie la vente d’une maison individuelle sur la Rive-Sud. Le courtier immobilier n’a reçu que trois offres d’achat en avril dernier, mais deux d’entre elles se sont avérées bien au-delà du prix demandé.

Le courtier immobilier admet qu’il s’attendait à recevoir plus d’offres sur le « cottage clés en main pour la vie de famille », affiché à 799 000 $. « Mais ça prend juste deux offres. Dès qu’il y a deux offres, la personne qui veut vraiment la propriété tire vers le haut », affirme-t-il.

M. Sylvestre fonctionne toujours de la même manière ou presque. Il signe le contrat avec ses clients et prend les photos de leur demeure le lundi. Il affiche la propriété en ligne le mardi. Les visites ont lieu la fin de semaine et il accepte les offres jusqu’au mardi suivant, à 13 h.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Charles-Alexandre Sylvestre, courtier immobilier

« La demande est tellement forte qu’afficher un prix compétitif, ça devient ridicule et pas gérable. Tu te retrouves avec trop de visites et de nombreuses offres d’achat. Je préfère proposer un prix stratégique, dans le haut de la fourchette, sans exagérer. Ça fait beaucoup moins de gens déçus, beaucoup moins de gestion, beaucoup moins de paperasse », dit-il.

L’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ) interdit aux courtiers immobiliers de « publiciser » les prix de vente des maisons et de divulguer le montant des offres d’achat. Charles-Alexandre Sylvestre et ses collègues ont tout de même accepté de participer à ce reportage dans le but d’éclairer le public sur le phénomène des offres multiples et la flambée des prix en immobilier.

27 visites en 2 jours

Au cours de la fin de semaine des 24 et 25 avril, Charles-Alexandre Sylvestre fait faire 27 visites de la maison. « Normalement, avec 27 visites, on obtient plus que 3 offres », indique-t-il.

Le courtier immobilier reçoit une première offre tôt le mardi matin. Les clients proposent 785 000 $, un prix en deçà de celui qui est demandé. En contrepartie, ils n’exigent ni documents ni inspection.

L’heure butoir approche et les clients de Charles-Alexandre Sylvestre sont résignés à l’idée que leur maison ne s’envolera pas en surenchère. Mais une deuxième offre arrive à 11 h 30. De potentiels acheteurs proposent 891 000 $ pour la maison de quatre chambres.

Quand tu reçois 10 offres, tu sais que les acheteurs vont y aller all in. Mais à deux offres, c’est plus rare que tu frappes un coup de circuit. Je ne m’attendais pas à ça du tout.

Charles-Alexandre Sylvestre, courtier immobilier

À 12 h 52, une nouvelle offre à 888 000 $ entre par courriel. Le montant est légèrement inférieur au précédent, mais les clients ne demandent pas de test de pyrite et leur préqualification bancaire est faite.

Charles-Alexandre Sylvestre communique avec les deux courtiers ayant présenté les offres les plus élevées pour leur soumettre une contreproposition : ses clients aimeraient rester dans leur maison un mois après que la vente sera notariée. De cette manière, ils auraient plus de temps pour trouver une nouvelle propriété.

Ceux qui ont offert 891 000 $ acceptent cette proposition. En prime, ils bonifient leur prix à 901 000 $ pour être sûrs de s’emparer des clés de la maison.

Après l’inspection, le prix est toutefois abaissé à 893 000 $. « C’est une vente record dans le secteur », déclare M. Sylvestre.

Vente sur la Rive-Sud

  • Prix demandé : 799 000 $
  • Prix de vente : 893 000 $
  • Nombre d’offres d’achat : 3
  • Superficie du terrain : 5570 pi2
  • Nombre de pièces : 14
  • Année de construction : 2004

« Les gens virent fous »

En 2019, 20 % des propriétés montréalaises se sont vendues en surenchère par l’entremise de DuProprio, contre 7 % pour l’ensemble de la province. Depuis le début de l’année, ce sont maintenant 34 % des propriétés qui se vendent en surenchère, au Québec, par DuProprio.

« Les gens virent fous sur la Rive-Nord aussi », confirme Jimmy Lemieux. Le courtier immobilier a mis en vente une maison, le lundi 26 avril, . Le prix affiché : 549 900 $. « C’est le prix du marché si je compare aux maisons vendues dans les trois derniers mois, dans ce secteur. »

Rapidement, le « cottage de style victorien » suscite l’engouement.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Je ne m’attendais pas à ce niveau d’activité. C’est une maison qui a été peu rénovée au fil des années. Mais après 30 minutes, j’avais déjà sept demandes de visites. Je savais que ça monterait vite.

Jimmy Lemieux, courtier immobilier

Jimmy Lemieux se donne jusqu’au vendredi, à 10 h 30, pour recevoir les offres. Au total, 37 potentiels acheteurs visitent la maison de trois chambres de la rive nord. Le courtier immobilier ne se déplace pas pour toutes les visites. « Je suis présent à certains moments, pour le gros du rush, mais sinon, je laisse les clés dans une petite boîte. »

Jimmy Lemieux reçoit neuf offres sur la propriété. La plus basse, à 560 000 $, est déjà 10 000 $ au-dessus du prix demandé. Les choses s’annoncent bien. L’offre la plus élevée atteint 645 000 $, mais les vendeurs la refusent.

Les vendeurs ont l’embarras du choix. Ils sélectionnent plutôt la troisième offre parmi les plus élevées, à 622 000 $, car les acheteurs n’exigent pas d’inspection.

Jimmy Lemieux est satisfait de cette vente, mais des jeux de surenchère comme celui-ci, il ne s’en étonne plus.

« On atteint des niveaux d’activité inégalés », laisse-t-il tomber.

Vente sur la Rive-Nord

  • Prix demandé : 549 900 $
  • Prix de vente : 622 000 $
  • Nombre d’offres d’achat : 9
  • Superficie du terrain : 3901 pi2
  • Nombre de pièces : 12
  • Année de construction : 1997

Des offres multiples partout

Amy Assaad, courtière immobilière de Montréal, s’esclaffe quand on lui demande quels secteurs de la métropole sont les plus touchés par la surenchère immobilière. « Seigneur ! C’est partout ! Ce n’est plus juste dans les quartiers centraux de Montréal. C’est à Laval, à Brossard, à Saint-Lambert, à Beaconsfield. On le constate partout maintenant », dit-elle.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Amy Assaad (à droite) et sa collègue Catalina Camacho, courtières immobilières

Et les offres multiples prolifèrent aussi sur des maisons de plus en plus chères, ajoute-t-elle.

En mars dernier, Amy Assaad a affiché une maison de style canadienne à 1 095 000 $ à Pointe-Claire, dans l’ouest de l’île de Montréal. La courtière n’a reçu que deux offres, mais les deux étaient au-dessus du prix demandé et les deux ont été bonifiées. Les clients rivaux ont grimpé leurs prix à 1 130 000 $ et 1 135 000 $, respectivement. L’offre la plus élevée a été acceptée, mais le prix de vente a été abaissé à 1 127 000 $ à la suite de l’inspection.

La vente s’est bouclée en neuf jours. D’autres clients auraient voulu déposer une offre, mais ils ont été pris de court par la rapidité du processus.

« On le sent que les acheteurs sont tannés d’être dans cette position », dit Mme Assaad.

Vente à Pointe-Claire

  • Prix demandé : 1 095 000 $
  • Prix de vente : 1 127 000 $
  • Nombre d’offres d’achat : 2
  • Superficie du terrain : 7336 pi2
  • Nombre de pièces : 14
  • Année de construction : 1961

Les offres devraient-elles rester confidentielles ?

« C’est normal que le courtier du vendeur veuille faire monter les enchères. C’est son travail », affirme Jean-Philippe Meloche, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal. « Dans n’importe quelle négociation, le vendeur veut vendre le plus cher possible et l’acheteur veut acheter le moins cher possible. »

Pour freiner la surenchère, des groupes, dont Québec solidaire, militent pour que les offres d’achat soient divulguées par les courtiers immobiliers. M. Meloche n’est toutefois pas convaincu que la levée du secret permettra d’endiguer la flambée immobilière.

« Si je veux mettre un maximum de 400 000 $ sur une maison, mon prix s’arrête là dans un encan à l’aveugle. Mais dans un encan ouvert, les gens ont tendance à exagérer et à se dire qu’il ne leur reste qu’un petit bout de chemin de 5000 $ à faire. Et encore 5000 $, ainsi de suite. Il y a un effet d’entraînement. »

« La surenchère n’est pas une question d’offres cachées ou pas cachées, estime le professeur. C’est le contexte qui crée la surenchère. Pas les règles du jeu. »

Dans la tourmente d’un marché fou

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE/INFOGRAPHIE LA PRESSE

Vue d’un quartier résidentiel sur la Rive-Sud

Il y a six semaines, Marie-Alice Beauregard était complètement découragée. La jeune vétérinaire de 27 ans, qui cherchait à acquérir sa première propriété, s’est retrouvée au cœur de la tourmente d’un marché immobilier complètement fou. Depuis le mois de janvier, elle cherchait à acheter une maison. Sans succès.

« C’était au départ une recherche de maison, qui est devenue une recherche de condo… qui va peut-être se transformer en recherche d’appartement », a-t-elle confié à La Presse sur un ton dépité.

Pourtant, Marie-Alice Beauregard avait, en théorie, toutes les cartes en main pour devenir propriétaire. Elle termine son diplôme en médecine vétérinaire cette année et un emploi bien rémunéré l’attend. Elle a en main une mise de fonds de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Elle a obtenu une préapprobation de son institution financière pour un prêt d’un montant respectable, qui aurait, en temps normal, suffi à acquérir une propriété sur la Rive-Sud.

Mais c’était sans compter la folie immobilière actuelle.

Son plan initial était d’habiter une maison individuelle à Mont-Saint-Hilaire ou à Belœil, mais elle s’est vite aperçue que les propriétés en vente dans ces villes de la Rive-Sud étaient largement au-dessus de ses moyens. « Mon rêve, que je pensais au départ réalisable, c’était un bungalow, sur la Rive-Sud, à Belœil, disons. » Elle s’est donc mise à la recherche de sa maison ailleurs. Plus loin dans la couronne sud. Saint-Damase, Saint-Liboire. Ou alors, à réduire ses ambitions. Plutôt qu’une maison individuelle, un condo.

Elle a enchaîné les visites, arpentant parfois quatre propriétés par week-end. « Les fins de semaine sont complètement bookées, en général. C’est 15 minutes par rendez-vous. Les acheteurs se croisent dans l’entrée. » En trois mois, Marie-Alice Beauregard a fait quatre offres – toutes en surenchère – sur des propriétés situées sur la Rive-Sud.

Dans le cas de certaines maisons où elle a fait une offre, pas moins de sept autres acheteurs avaient fait de même. Pour l’un des condos qui l’intéressaient, le prix demandé était de 270 000 $. La propriété a finalement été vendue à 355 000 $.

« Mon agent est excellent, mais il est découragé par le marché », a-t-elle dit à La Presse à la mi-avril. « Au début, j’étais prudente dans mes surenchères. J’y allais, mais à une limite raisonnable. » Mais elle a vite réalisé que pour mettre la main sur une propriété, elle devrait faire preuve de plus d’audace.

Pour une des offres, j’ai offert 75 000 $ de plus que ce que le vendeur demandait. Sans inspection. Dans ses dates. Aucune condition embêtante. Et je ne l’ai pas eu !

Marie-Alice Beauregard

Et puis, deux semaines après notre entrevue initiale, donc au début de mai, Marie-Alice a frappé le gros lot. Elle a fait une offre d’achat sur un condo à Otterburn Park. Un grand quatre et demie, avec une belle fenestration, situé au troisième étage d’un immeuble. « Ç’a été un coup de cœur. »

Elle a mis toutes les chances de son côté. « J’ai fait une offre compétitive, en surenchère, évidemment. J’ai dépensé un peu plus que le budget prévu. Et j’ai fait une belle lettre de présentation. » Le vendeur a opté pour son offre.

Marie-Alice a donc réalisé son rêve de devenir propriétaire. Mais elle se demande combien d’autres jeunes de son âge devront, à cause de ce marché en folie, mettre une croix sur leurs propres aspirations. « Je me considère comme privilégiée. J’ai une bonne mise de fonds, un bon salaire dès la fin de mes études, observe-t-elle. Et malgré ça, j’ai eu beaucoup de mal à trouver. »