Le 11 mars dernier, la prestigieuse maison d’enchères Christie’s a adjugé une œuvre de l’artiste numérique Beeple pour la somme de 69,3 millions de dollars américains, un record pour une œuvre qui n’est composée que de pixels sur un écran. Mais d’où vient donc la valeur pécuniaire de cet art, alors que les œuvres de Beeple ne sont que des fichiers d’images, facilement accessibles sur l’internet ?

La valeur est garantie par un jeton non fongible (non-fungible token ou NFT en anglais), une nouvelle technologie qui agit comme un certificat d’authenticité de l’œuvre et qui dit, en somme : la personne qui a conclu cette transaction est le propriétaire de l’œuvre d’art originale.

L’authenticité est donc la même que pour une photographie dont le tirage aurait été limité par le photographe, mais qui peut exister ailleurs en de nombreuses copies. La différence étant que le certificat d’authenticité est sauvegardé sur une chaîne de blocs (ou blockchain en anglais), la même technologie qui assure la valeur des cryptomonnaies comme le Bitcoin.

Si les prestigieuses maisons d’enchères comme Christie’s et Sotheby’s s’occupent des ventes destinées à un marché plus exclusif, les investisseurs qui souhaitent entrer sur ce marché ont accès à de nombreuses plateformes grand public pour acheter des œuvres d’art certifiées avec un NFT.

PHOTO ASSOCIATED PRESS

L’œuvre de l’artiste numérique Beeple vendue 69 millions le 11 mars dernier

Les plateformes agissent un peu comme des galeries et sélectionnent à des degrés divers les œuvres qu’elles hébergent. Certaines, comme Makersplace, Opensea, Super Rare et Nifty Gateway, sont très sélectives et permettent donc aux clients d’avoir confiance en la valeur des œuvres qui s’y trouvent.

D’autres, comme Rarible, sont volontairement plus ouvertes et plus proches de l’idéal do-it-yourself associée au cryptoart. Il est plus facile de rencontrer des cas de plagiat sur ce type de plateforme et seulement les acheteurs plus avertis devraient y faire des transactions.

Pour le moment, seule la plateforme Nifty Gateway permet de faire des achats directement avec une carte de crédit sans devoir posséder un portefeuille de cryptomonnaie.

De grands noms entrent dans le marché

Nifty Gateway a été achetée à la fin de 2019 par les jumeaux Tyler et Cameron Winklevoss, connus pour avoir allégué s’être fait voler l’idée à la base de Facebook par Mark Zuckerberg. D’autres personnalités de la finance, comme Mark Cuban, commencent aussi à s’intéresser au phénomène.

Les grands noms commencent à arriver, ils ajoutent beaucoup de poids au phénomène.

Sheldon Corey, investisseur en cryptomonnaie et en NFT établi à Montréal

Sheldon Corey a acheté son premier NFT l’an dernier, après avoir investi dans le Bitcoin et dans Ethereum, la deuxième cryptomonnaie en importance.

Il s’est procuré un des cryptopunks, les premiers NFT qui ont été créés en 2017. Il s’agit d’une représentation pixellisée d’un personnage unique qui fait partie d’une série limitée de 10 000. Au départ, les créateurs ont offert gratuitement beaucoup de ces images certifiées par un NFT. Dans les derniers jours, deux d’entre elles se sont vendues respectivement 7,5 millions US et 8 millions US.

« Ce qui donne de la valeur, c’est le fait que ce sont les premiers NFT. Comme pour la première édition de quelque chose qui vaut davantage que la deuxième, comme une carte de hockey », explique M. Corey.

L’utilisation des NFT ne se limite pas au marché de l’art. La NBA en a créé pour vendre des cartes de basketball numériques appelées Top Shot, comme l’a récemment rapporté notre chroniqueur aux Sports Alexandre Pratt. Une séquence vidéo de Lebron James certifiée par un NFT a récemment été vendue pour plus de 200 000 $ US.

> (Re)lisez « Achèteriez-vous un arrêt de Carey Price pour 25 000 $ ? »

L’Autorité des marchés financiers (AMF) a publié le 29 mars un avis visant à établir la réglementation autour des plateformes de cryptoactifs dont les activités se rapprochent d’un marché de valeurs mobilières. Ce n’est pas le cas pour le moment des plateformes de ventes de NFT que l’AMF considère comme une marchandise.

« On regarde attentivement les marchés de cryptoactifs, affirme Lise-Estelle Brault, directrice principale données, fintech et innovation à l’AMF. Habituellement, les nouveaux produits financiers demeurent au niveau institutionnel pendant un certain temps et, s’il y a des enjeux, ce sont ces gros joueurs-là qui vont écoper. »

Dans le cas des cryptoactifs, l’innovation est arrivée rapidement aux consommateurs qui sont plus à risque d’être victimes de la volatilité des nouveaux marchés ou même de fraude, selon Mme Brault.

« Ce sont de nouveaux marchés. Il faut s’attendre à ce que le cadre réglementaire évolue », conclut-elle.

Une source de revenus pour les artistes numériques

IMAGE FOURNIE PAR MARTIN OSTACHOWSKI

Cloud Hash One, œuvre numérique de Martin Ostachowski

Les NFT viennent aider les artistes numériques qui ont toujours eu un problème de mise en marché de leurs œuvres : comment vendre une œuvre d’art qui a demandé des dizaines, voire des centaines d’heures de travail, mais qui est contenue dans un fichier sur un disque dur et qui est donc facilement transférable et copiable ?

Les NFT vont changer les règles du jeu. Avant, pour limiter la distribution [des œuvres d’art numérique], on devait faire passer ce qui est numérique sur un média physique. Les NFT viennent régler ce paradoxe.

Martin Ostachowski, artiste numérique établi à Montréal qui vend ses œuvres avec des NFT

Une des avancées que permet cette technologie est que les artistes peuvent se faire verser des redevances chaque fois que leur œuvre est revendue. Cette pratique est devenue la norme sur les plateformes consacrées à l’art certifié par NFT. Le pourcentage de redevances oscille autour de 10 %.

« Hier, j’ai vendu une œuvre et ma redevance était plus haute que le prix auquel je l’ai vendue pour la première fois », raconte Martin Ostachowski.

Ces redevances permettent des expérimentations de la part des artistes. Beeple, véritable figure de proue du mouvement qu’on appelle le cryptoart, a vendu beaucoup de ses œuvres à un coût initial de 1 $ US, pour qu’elles soient accessibles à tous, sachant qu’il pourra toucher des redevances à la revente. Une de ses œuvres achetées à 1000 $ US en décembre dernier serait maintenant estimée à plus de 300 000 $ US.

Des impacts environnementaux néfastes ?

La nouvelle technologie a suscité son lot de critiques, notamment pour des questions environnementales liées à l’utilisation des chaînes de blocs. Une étude récente de l’Université Cambridge a montré que le Bitcoin utilise autant d’énergie qu’un pays comme l’Argentine. Les cryptomonnaies et les chaînes de blocs demandent une quantité importante d’électricité pour faire fonctionner le réseau décentralisé d’ordinateurs qui assurent la fiabilité des transactions. Certains artistes se sont positionnés résolument contre l’utilisation des NFT. D’autres poussent pour l’utilisation de NFT qui sont moins énergivores sur d’autres chaînes de blocs qu’Ethereum.