Face à l’émergence de cryptomonnaies privées jugées imparfaites telles que le bitcoin et à la COVID-19 qui a accéléré l’implantation de nouvelles technologies, la Banque du Canada veut « accélérer les travaux » pour l’adoption du dollar numérique, qui remplacerait à terme les billets de banque. Six questions pour comprendre.

Qu’a annoncé exactement la Banque du Canada ?

Ce mercredi, lors d’une conférence virtuelle organisée par l’Institut de valorisation des données (IVADO), le sous-gouverneur de la Banque du Canada, Timothy Lane, était invité à présenter les changements que la pandémie provoquerait dans les modes de paiement. Un des effets majeurs de la COVID-19, a-t-il rappelé, a été l’accélération de la numérisation « dans nos vies personnelle et professionnelle ». « Depuis que la COVID-19 frappe, les gens hésitent davantage à utiliser de l’argent comptant. Même si les Canadiens ont plus de billets que jamais à leur disposition, à l’heure actuelle, l’argent ne circule pas nécessairement autant qu’avant. »

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Selon Timothy Lane, sous-gouverneur à la Banque du Canada, photographié ici lors de son discours au Rendez-vous Fintech 2020, l’an dernier, « la pandémie pourrait nous faire prendre une décision plus vite que prévu » en ce qui concerne le dollar numérique.

Or, la Banque du Canada étudie depuis des années le concept de monnaie numérique, qu’elle émettrait et dont elle serait la gestionnaire. « La pandémie pourrait nous faire prendre une décision plus vite que prévu, a-t-il annoncé. Le monde a changé encore plus vite que ce qu’on avait prévu […]. Par conséquent, on a aussi accéléré les travaux en prévision du lancement éventuel d’une monnaie numérique garantie par la Banque. » Ce dollar numérique qui serait émis par l’organisme fédéral est loin d’être une idée nouvelle. Dès 1997, le Parlement européen avait évoqué le concept de « monnaie numérique de banque centrale », la MNBC. Selon une étude de la Banque des règlements internationaux, 80 % des banques centrales travaillent actuellement sur la faisabilité d’une telle monnaie. La Chine a implanté cette mesure en mai 2020 dans quatre grandes villes, dans le cadre d’un projet pilote.

Comment fonctionnerait exactement cette monnaie numérique ?

« En gros, une monnaie numérique de banque centrale fonctionnerait comme les moyens de paiement électroniques actuels, explique Stephen Murchison, conseiller du gouverneur à la Banque du Canada, dans un article publié sur le site de l’institution. À ceci près qu’elle ne serait pas liée à une banque commerciale, comme le sont les comptes bancaires et les cartes de débit. » Essentiellement, chaque Canadien détiendrait un compte unique à la Banque du Canada, qui ne donnerait vraisemblablement pas d’intérêts pour ne pas concurrencer les institutions financières privées. Ce serait dans un tel compte que les Canadiens pourraient recevoir par exemple leur salaire et les versements gouvernementaux, mais ils devraient les transférer dans un compte plus classique pour leurs transactions financières courantes, ou pour obtenir un prêt et le rembourser. Il s’agit ici d’un modèle possible, les détails de l’application d’une telle monnaie numérique n’ont pas encore été définis. Il est également possible que ce dollar numérique soit implanté en collaboration avec les institutions financières privées.

Un tel fonctionnement sans argent comptant ne serait pas une révolution. Selon Paiement Canada, les paiements en espèces ont représenté une valeur de 85 milliards en 2019, soit 22 % des paiements totaux, une part en baisse constante depuis des décennies. Autrement dit, il y a belle lurette que le bon vieux billet de banque n’est plus la façon privilégiée de boucler une transaction.

Quel serait l’intérêt de ce dollar numérique pour le commun des mortels ?

En fait, beaucoup d’experts estiment que les « MNBC » changeraient très peu de choses en 2021, puisque pour l’essentiel, les transactions se font déjà de façon numérique, par cartes de crédit ou de débit. Le grand avantage, pour la Banque du Canada, c’est qu’elle disposerait d’un levier supplémentaire pour créer de la monnaie, une forme moderne de l’impression des billets de banque en déclin. Actuellement, une part importante de la création de masse monétaire provient des institutions financières, sous forme de crédits qu’elles accordent notamment sous forme de prêts.

Mais il y a bel et bien des avantages à ce dollar numérique pour le simple utilisateur, estime François Dionne, directeur des produits et des ventes chez 3iQ, une firme de Québec qui gère plus de 2 milliards d’actifs en unités bitcoin et Ethereum, les deux principales cryptomonnaies. « On trouve que c’est une très belle nouvelle pour les Canadiens. On va avoir une monnaie qui va être plus compétitive, qui va mieux s’échanger, avec moins de frais pour les transactions. Il y aura moins de frictions, moins d’intermédiaires dans les transactions. Il y a aussi un potentiel pour de meilleures vérifications, par exemple avec tous les versements frauduleux de PCU récemment. »

S’agirait-il d’une forme de cryptomonnaie comme le bitcoin ?

Il y a des similitudes. Le bitcoin, pour reprendre l’explication de Timothy Lane, est une « monnaie numérique privée ». Elle est émise selon des critères qui lui sont propres, édictés dès 2009 dans le cas du bitcoin, et gérée par un registre décentralisé reposant sur la technologie des chaînes de blocs. Leur valeur est parfois garantie par des actifs, ce qui les rend plus stables, mais pratiquement aucune banque centrale n’estime qu’il s’agit d’une solution intéressante à grande échelle. « Ce sont des modes de paiement vraiment imparfaits – sauf pour les activités illégales comme le blanchiment d’argent, quand la priorité est de rester anonyme, estime M. Lane. Leurs méthodes de vérification coûtent cher, et leur pouvoir d’achat est très instable. La récente flambée de leurs prix ressemble plus à un mouvement spéculatif qu’à une tendance : il suffit d’un tweet populaire pour que les prix explosent. »

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Le bitcoin, pour reprendre l’explication de Timothy Lane, est une « monnaie numérique privée ».

On ne sait pas par quel type de registre le dollar numérique canadien serait géré, et il n’est pas impossible qu’on utilise aussi la technologie des chaînes de blocs. Mais la validation du registre serait centralisée par la Banque du Canada, et non pas confiée à des millions d’ordinateurs à travers le monde. La grande différence, c’est que la valeur de ce dollar numérique serait assurée par l’organisme fédéral. Sa fluctuation serait bien moindre et il serait techniquement presque impossible d’y perdre ses économies, à moins d’une crise qui engendrerait une dévaluation spectaculaire.

Y a-t-il une compétition entre ce dollar numérique et les cryptomonnaies ?

Chose certaine, la Banque du Canada voit la popularité des cryptomonnaies avec une certaine inquiétude, puisqu’elle menace la capacité du pays à contrôler sa propre politique monétaire. Un des objectifs du dollar numérique serait par ailleurs de réduire les coûts des transferts d’argent à l’étranger, les « paiements transfrontaliers », qui sont souvent présentés comme le principal avantage des cryptomonnaies.

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La Banque du Canada voit la popularité des cryptomonnaies avec une certaine inquiétude, puisqu’elle menace la capacité du pays à contrôler sa propre politique monétaire.

L’autre sujet de préoccupation, c’est le fait que les données des utilisateurs de monnaies numériques privées se retrouveraient entre les mains d’entreprises. « Si le principal mode de paiement de l’économie reposait sur ce modèle d’affaires, son émetteur aurait le contrôle d’une énorme quantité de données. Imaginez alors son pouvoir de marché, note M. Lane. Une entreprise technologique pourrait donc avoir les clés de toute l’économie… ce qui serait inquiétant pour la protection de la vie privée, la concurrence et l’inclusion. »

Pour François Dionne, l’implantation du dollar numérique serait plutôt complémentaire aux cryptomonnaies actuelles. « C’est une dualité qui est importante. Le monde financier est très large, les banques sont là, les cryptomonnaies aussi, mais l’important, c’est la confiance des gens. Et c’est la compétitivité qui va permettre de trouver la meilleure formule. »

L’arrivée du dollar numérique signifiera-t-elle la disparition des billets de banque ?

Jamais la Banque du Canada n’a formellement annoncé la disparition de l’argent comptant, encore moins précisé de date. On prend cependant bonne note de la baisse constante de son utilisation. « Depuis une dizaine d’années, la Banque se questionne sur l’avenir des billets, a déclaré M. Lane. Parmi tous les scénarios éventuels, on cherche à déterminer si la forte baisse de l’acceptation de l’argent comptant va atteindre un point de basculement au Canada. » Ce n’est pas à court terme non plus que le dollar numérique va être implanté au Canada. « La création d’une monnaie numérique de banque centrale est une décision très compliquée à prendre, précisait Stephen Murchison. C’est pourquoi les banques centrales de partout dans le monde, nous compris, en analysent le pour et le contre. »

Chez 3iQ, François Dionne estime que la disparition de l’argent comptant est imminente. « Chez les plus jeunes, de 30 ans et moins, l’acceptation est là. Le paiement électronique, on est habitués à ça. »