D’abord ministre du Commerce international, puis ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland poursuit son ascension dans la hiérarchie gouvernementale en remplaçant le démissionnaire Bill Morneau au prestigieux poste de ministre des Finances du Canada.

Dans le très court intervalle qui sépare la démission de la prise de fonction effective de la successeure, six observateurs et acteurs économiques partagent leurs réflexions. Un homme respecté s’en va, une femme talentueuse le remplace, constatent-ils.

Départ et bilan

Le départ, d’abord. Bill Morneau laisse le souvenir contrasté d’un dépensier d’abord retenu, puis prodigue.

« On parlait au départ d’un déficit modeste avec un plan de retour à l’équilibre budgétaire sur cinq ans. On n’a pas senti cette volonté-là », constate Luc Godbout, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Luc Godbout

« Cette année, même si l’année était bonne avant la pandémie, on s’enlignait quand même sur un déficit d’environ 25 milliards. Ça serait ça, la critique : avoir sous-estimé l’importance de retrouver l’équilibre budgétaire lorsque ça allait bien. Mais je ne suis pas certain que ça soit juste le ministre Morneau qui doit porter le chapeau. »

Pour l’économiste principal Jimmy Jean, du Mouvement Desjardins, les déficits contrôlés et le programme d’infrastructure du premier mandat étaient des réponses appropriées dans un contexte d’incertitude et de taux d’intérêt au plus bas. « Il fallait une autre solution pour soutenir l’économie. On venait de subir un choc pétrolier en 2015 », exprime-t-il.

« L’idée était la bonne d’aller chercher une source de rendement ailleurs que par les taux d’intérêt et la politique monétaire. Mais est-ce que ç’a été exécuté comme on s’y attendait ? C’est là que ç’a été un petit peu décevant. »

Au crédit du ministre sortant, le président du Conseil du patronat du Québec (CPQ), Karl Blackburn, retient les mesures fiscales mises en place pour soutenir la compétitivité des entreprises canadiennes face aux concurrents étrangers, notamment américains.

Ce sont des éléments qui ont été apportés par M. Morneau. Mais ce qui ressort probablement, et ce n’est pas nécessairement positif, ce sont les budgets à l’encre rouge qui ont été présentés par M. Morneau durant son passage.

Karl Blackburn

Le déficit budgétaire de 343 milliards annoncé le 8 juillet dernier est pour Bill Morneau un testament financier particulièrement lourd, quoique contraire à ses principes.

Le monde syndical ne jette pas la pierre au ministre des Finances démissionnaire. « Pour ce qui est de la gestion des finances publiques, M. Morneau a été plutôt un bon ministre des Finances. C’est quelqu’un qui croyait à la nécessité d’intervenir pour soutenir l’économie », soutient Pierre Patry, trésorier de la CSN.

« Il n’a pas été le fossoyeur des travailleurs et travailleuses et des entreprises dans le cadre de la pandémie », abonde son confrère Denis Bolduc, secrétaire général de la FTQ. « Les employeurs avaient besoin que le gouvernement réponde à l’appel, tout comme les travailleurs et travailleuses. La PCU n’était pas parfaite, on en convient, mais ça a permis aux gens de garder la tête hors de l’eau, et pour ça, on va quand même se souvenir du passage de M. Morneau. »

Arrivée et espoirs

L’arrivée, maintenant. « Pour ce qui est de Mme Freeland, c’est une excellente nouvelle, se réjouit le président du CPQ, Karl Blackburn. On est très heureux que ce soit la première femme à occuper le poste de ministre des Finances. C’est une femme qui fait preuve de détermination, qui est droite et qui a un sens de l’écoute. J’ai eu l’occasion de la côtoyer dans quelques dossiers auparavant, et c’est vraiment ce qui se dégageait de nos rencontres. »

François Vincent, vice-président pour le Québec à la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), vante lui aussi les qualités humaines de la nouvelle ministre des Finances. « On voit chez elle une grande capacité à travailler avec différents groupes, et ce, même si des groupes ont des positions divergentes, dit-il. Ça va être un grand atout. »

Ces mêmes qualités humaines, auxquelles Luc Godbout ajoute également « des nerfs d’acier », ouvrent de nouvelles perspectives, selon Denis Bolduc, de la FTQ.

Avec Mme Freeland, on a une belle occasion qui se présente de relancer l’économie d’une nouvelle façon, une économie plus verte, plus solidaire. On a besoin d’un coup de pouce économique actuellement. La course à la réduction des effets de serre est importante. Je crois qu’on est capables de mener les deux.

Luc Godbout

Pierre Patry, de la CSN, se réjouit aussi qu’une femme accède enfin au ministère des Finances. « Ça arrive tard, lance-t-il. Elle a de très bons états de service dans d’autres ministères. Mais je l’ai peu entendue parler de finances publiques et d’économie. Je connais moins ses compétences à cet égard-là. Je donne la chance au coureur. Ou à la coureuse »

Le professeur Luc Godbout rappelle que le Québec a déjà fracassé ce plafond de verre avec Pauline Marois en 2001 et Monique Jérôme-Forget en 2007. Elles ont toutes deux eu à traverser des crises peu de temps après leur nomination, souligne-t-il.

« Du côté de Mme Freeland, la crise est déjà là. On sait déjà que le déficit en milliards est le plus gros, mais en importance relative par rapport au PIB, il faut remonter à la Seconde Guerre mondiale pour avoir un déficit aussi important. Et dans ce déficit, il n’y a toujours pas le plan de relance pour redémarrer l’économie. Son principal défi sera de dire : je présente un plan de relance ambitieux, et de l’autre côté, je présente un plan de retour à l’équilibre budgétaire crédible. »

L’économiste Jimmy Jean ne prévoit pas de rupture avec l’ère Morneau. « Chrystia Freeland va s’entourer d’experts très solides. On peut penser à Mark Carney, qui est dans l’entourage du gouvernement depuis quelque temps. Elle va continuer de bénéficier de l’appui de gens très solides et très respectés. J’ai l’impression que ça va être une transition qui va être un succès. »